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En Anjou, le crémet passe crème

L’histoire du dessert angevin à base de crème fraîche et de blancs en neige est faite d’oublis et de discordes sur sa vraie recette, gardée secrète. Il pourrait bientôt rejoindre le patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.

- Par Maxime Pionneau Correspond­ant à Angers Photos

Comme souvent en cuisine, tout aurait commencé par hasard. Angers, 1890: une jeune cuisinière au service de la bourgeoisi­e locale, Marie Renéaume, improvise un entremets pour ces messieurs-dames. L’idée lui vient de fouetter de la crème fraîche, d’y ajouter des blancs en neige et d’assembler le tout dans des verres à porto qu’elle laisse égoutter dans une gaze. Le crémet d’Anjou –

parfois comparé à un nuage– est né. Après l’ouverture d’une crémerie par son inventrice au début du XXe siècle, il devient rapidement populaire sur les bords de Maine. En 1921, le guide la France gastronomi­que (coécrit par le natif d’Angers et «prince des gastronome­s» Curnonsky) en parle comme d’«un régal des dieux ! Malheureus­ement, la recette est une tradition locale dont le secret n’appartient qu’à quelques paysannes qui le gardent jalousemen­t». Cent trente-deux ans plus tard, l’Associatio­n du crémet d’Anjou (ACDA) souhaite déposer une demande de classifica­tion au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Ce discret dessert angevin s’apprête-t-il à rejoindre la pizza napolitain­e, la bière belge et le couscous maghrébin ?

Multiples variations

L’histoire pourrait se terminer là. Mais la simplicité apparente du crémet d’Anjou –vague cousin de la faisselle, du fontainebl­eau et du brocciu corse– cache en réalité une histoire faite d’oublis, de surgisseme­nts et de doutes sur sa «vraie» recette. D’un côté, il y a une jolie légende bien ficelée à laquelle on voudrait croire. Simple et légère comme l’est le crémet. De l’autre, il y a une réalité plus complexe. Rien que son orthograph­e connaît de multiples variations: «J’ai plein de documents où “crémet” est écrit avec un m, un t, sans le t, avec deux m, un accent circonflex­e ou non», témoigne Sophie David-Auvray, présidente de l’ACDA. L’autrice de l’ouvrage le Crêmet d’Anjou – Trois cents ans d’histoire est tombée dans le crémet (crêmet, cremmet ou encore cremet) à la fin des années 2000. «Nous, on l’écrit avec circonflex­e et le t. On a gardé l’orthograph­e de la carte d’une marchande de crêmets datant de 1907.» Comme la langue, le crémet (orthograph­ié généraleme­nt ainsi) évolue. Et non sans discorde. «C’est une véritable tradition angevine, dont la création est beaucoup plus ancienne que 1890», démystifie d’emblée Sylvain Bertoldi, conservate­ur en chef des Archives d’Angers, dans un document présentant ses recherches. «Il était déjà servi au XVIIIe siècle à la table de l’hôtel de ville d’Angers. On le rencontre pour la première fois dans un document de 1702.» Après un banquet organisé en 1814, le crémet connaît pourtant «une interrupti­on longue de plus d’un siècle» : «C’est le silence. Inutile de chercher des crémets dans les grands repas du XIXe siècle : la cuisine parisienne y règne sans partage.» Première disparitio­n et première réappariti­on, donc, avec Marie Renéaume. Au début du XXe siècle, des marchandes les vendaient dans des petites voiturette­s tirées à la main aux cris de «aux crémets, aux crémets frais». «Ces dernières effectuaie­nt des tournées à travers toutes les rues de la ville», poursuit le conservate­ur.

Erreur majeure

Les années 70 marquent un second déclin pour le crémet, ringardisé cette fois-ci par une cuisine moins grasse, moins régionale. Il ne dépasse que rarement les frontières de l’Anjou: difficile d’envisager une production industriel­le pour ce produit fragile. «Dans les années 702000, si le crémet reste servi chez certains restaurate­urs angevins […], il devient difficile de s’en procurer», souligne Sylvain Bertoldi. Un seul commerce du centre d’Angers, l’épicerie-crémerie Clémot, le propose alors encore, mais sous l’appellatio­n «crémet nantais».

«Depuis les années 30, la recette s’est modifiée, victime de son succès, et le crémet a perdu sa légèreté et son goût exquis.» Le nuage change de goût. Débarquée de Saint-Cloud en Anjou, Sophie David-Auvray raconte avoir cherché, avec difficulté, des plats locaux à servir dans le gîte qu’elle venait d’ouvrir. «Un jour, ma belle-mère plonge dans sa grosse armoire et me dit : “Tiens, commence donc par faire des crémets.”» Elle hérite de «petits moules en porcelaine blanche». Un livre de recettes en main, elle pense l’affaire pliée. Sa belle-mère lui lance : «Dans la bourgeoisi­e, on allait l’acheter.» Elle en parle autour d’elle, même tonalité : «Oui, c’était super bon, mais on ne sait pas les faire.» Sophie David-Auvray a trouvé son combat: redonner au crémet ses lettres de noblesse. Dans l’Inventaire du patrimoine culinaire des Pays de la Loire publié en 1993, une erreur majeure est commise à ses yeux : le crémet serait cuisiné à partir… de fromage blanc. «L’arrivée du fromage blanc, c’est avant-hier dans l’histoire du crémet…» L’équivalent de la crème fraîche dans la carbonara.

Sophie David-Auvray poursuit sa quête. Elle tente de faire parler

Le crémet serait devenu une star

au Japon. En cause : un pâtissier angevin travaillan­t

pour la Maison Lenôtre à Kyoto.

l’ex-patronne de l’épicerie Clémot, détentrice d’une ancienne version de la recette. «Elle n’a rien voulu lui dire.» Dans son livre, la présidente de l’ACDA recueille, malgré tout, le témoignage du couple : «Au milieu des années 60, nous sommes allés voir une dame qui tenait une petite échoppe […], elle a répondu gentiment :

“Tu sais, ma petite fille, je te donnerai la recette des crémets quand j’arrêterai, alors faut attendre !” […].

Un beau jour elle est venue (vers les années 1968) et elle a emmené Mme Clémot dans la cuisine et lui a fait voir comment elle faisait les crémets et lui a dit : “Maintenant c’est parti, moi, j’arrête !”»

Les recherches obsessionn­elles de Sophie David-Auvray se poursuiven­t. La rumeur lui vient que le crémet est devenu une star au Japon sous le nom de «crémet d’ange». En cause : un pâtissier angevin travaillan­t pour la Maison Lenôtre à Kyoto. «Sans fromage blanc!» ne manque-t-elle pas d’ajouter. Entretemps, un restaurant baptisé Le crémet d’Anjou a ouvert, en 2006, dans la préfecture de Maine-et-Loire. Ses fondateurs flairent le filon et lancent une entreprise de fabricatio­n de crémets du même

nom, reprise depuis2017 par la famille Bourrigaul­t. Problème : «Sophie est entrée en conflit avec eux [les fondateurs, ndlr], car ils mettaient du fromage blanc dans leur recette ; chacun a campé sur ses positions», explique le père, Marc Bourrigaul­t, dans ses locaux installés au Marché d’intérêt national d’Angers. Chaque mois, plus de 30 000 crémets – avec du fromage blanc – sortent des ateliers et sont vendus dans les grandes surfaces et restaurant­s du départemen­t. «Si on ne met pas de fromage blanc, les DLC [date limite de consommati­on, ndlr] sont vraiment trop courtes : deux jours contre vingt et un.» L’entreprise angevine vient de trouver un distribute­ur pour s’étendre hors du Maineet-Loire et irriguer le grand-ouest en crémets. «Sophie, c’est un peu une jihadiste du crémet !»

«Produit simple et noble»

C’est l’éternel conflit: rester authentiqu­e et anonyme ou vendre son âme pour un peu de succès. «Je suis plutôt une intégriste de l’histoire du crémet», rétorque Sophie David-Auvray. Pour elle, commercial­iser le produit serait lui faire perdre son âme. «Curnonsky disait que le crémet d’Anjou, il faut venir le manger en Anjou !» A l’inverse, la Maison Barthelaix produit un crémet dans la plus pure tradition, mais à une échelle moindre. «On monte une meringue légèrement sucrée, une crème fouettée vanillée et on mélange les deux, résume Jean-Christophe Barthelaix. On est sur un produit simple et noble : c’est ça qui est intéressan­t.» Chaque semaine, il fait environ 200 crémets. «Là, on a un côté mousseux et aéré, l’autre crémet est plus gras et lourd», défend encore le pâtissier angevin.

En 2015, un partenaria­t est né entre l’ACDA et des étudiants en master «food identity» de l’Ecole supérieure d’agricultur­e d’Angers. «Chaque année, un groupe d’étudiant réalise une étude technique sur le crémet pour savoir quels sont les impacts des ingrédient­s et du process de fabricatio­n», détaille Philippe Mongondry enseignant-chercheur en science de l’alimentati­on. Influence de l’âge des oeufs ou de la teneur en matière grasse de la crème : «On n’appelle pas ça de la cuisine. On est plutôt dans un process de fabricatio­n, mais sur du petit volume.» Egalement membre de l’ACDA, l’enseignant précise: «La question n’est pas celle de la quête de la recette originelle, mais de savoir quel est le coeur du crémet d’Anjou.»

En plus d’ouvrir un musée dédié au produit, l’associatio­n devrait déposer sa demande à l’Unesco d’ici la fin d’année. La recette choisie est un croisement entre plusieurs v ersions (sans fromage blanc). «Il y a aussi un enjeu autour du mot “Anjou”, ce n’est pas une question simple», reconnaît Philippe Mongondry, spécialist­e des signes et labels de qualité. De son propre aveu, le crémet est dans «une zone grise». «Pour qu’un produit soit AOP-IGP, il faut qu’il y ait des liens forts avec le territoire. Or il n’y a pas de crème ou d’oeufs particulie­rs en Anjou. Avec l’Unesco, on est plus sur une manière de faire. L’idée est surtout qu’il existe un patrimoine qui risque de se diluer dans le commerce avec un dépôt de marque et que cet aspect culturel du produit risque de disparaîtr­e.» Les nuages sont décidément insaisissa­bles.

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Le crémet d’Anjou, vague cousin de la faisselle, du fontainebl­eau et du brocciu corse.
 ?? ?? Sophie David-Auvray et Jean-Christophe Barthelaix, deux défenseurs du crémet.
Sophie David-Auvray et Jean-Christophe Barthelaix, deux défenseurs du crémet.
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Fabricatio­n du dessert dans l’entreprise des Bourrigaul­t, qui ajoutent du fromage blanc.

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