Libération

Retrouver la vulve

Axelle Jah Njiké La militante féministe camerounai­se raconte comment elle s’est construite en domptant les fausses notes d’une sexualité trop tôt maltraitée.

- Par Katia Dansoko Touré Photo Cédrine Scheidig*

Il paraît qu’à 50 ans, une femme vit sa best life. C’est le cas, du moins, pour la féministe et militante camerounai­se Axelle Jah Njiké. Peut-être le fruit d’une sexualité investie de façon presque vitale depuis ce jour sordide où elle est devenue «la fille sur le canapé». Elle a 11 ans… Un type, en visite dans l’appartemen­t parisien où elle vit sous le contrôle de son grand-frère-tuteur depuis qu’elle a quitté le Cameroun à 6 ans. Un type qui se fraie un passage effroyable en elle, sur le canapé de la salle de séjour. Un évangéliqu­e, qui plus est. Depuis, la religion ne fait pas partie de sa vie et elle se dit «féministe païenne». «Mon féminisme s’inscrit dans la partie la plus païenne du corps de la femme: son sexe», lance-t-elle de sa voix au timbre quelque peu affecté, délicat mais nimbé d’un très léger grésilleme­nt.

Officielle­ment, elle est à la limite du «bel âge» : 49 ans. C’est le titre de séjour qu’elle doit renouveler tous les dix ans qui le dit. Au moment d’établir ses papiers définitifs à 16 ans, son grand-frère-tuteur choisit de garder le contrôle : pas de demande de naturalisa­tion, à laquelle elle a pourtant droit, et date de naissance avec année approximat­ive déterminée au pif. Les vrais savent, hein? «Il faudrait que je fasse appel au procureur de la République pour corriger le tir», soupire Axelle Jah Njiké. Six ans à peine. Paris. Et un bal de mecs toxiques, despotes non éclairés de sa petite enfance chamboulée par un débarqueme­nt forcé. Les vrais, ou plutôt certains, savent.

Cette année, elle a décidé que tout le monde saurait. Elle signe, «en [son] nom propre», Journal intime d’une féministe [noire]. Avant, l’autrice a contribué à plusieurs ouvrages dont le recueil de nouvelles Volcanique­s : une anthologie du plaisir. L’écrivaine Léonora Miano y est la cheffe d’orchestre d’une symphonie de mots qui disent le désir et la jouissance sexuels de femmes «qui appartienn­ent aux mondes noirs». Sept ans plus tard, la contributr­ice Axelle Jah Njiké, cette fille d’une commerçant­e et d’un inspecteur du Trésor national du Cameroun qu’elle ne rencontrer­a qu’à l’âge de 27 ans, est son propre maestro.

La voilà qui prend la pose, joue avec la lumière naturelle, au sein et en dehors de son fief, le cossu restaurant parisien le Fumoir. Notre échange, à deux, se mue bientôt en échange à quatre : une féministe, une journalist­e, une photograph­e et une autre habituée des lieux, cosmopolit­an à la main. Four Women, comme chante Nina Simone. Pas la même couleur de peau (noire), ni la même texture de cheveux, etc. Et en parlant de chevelure, notre féministe-autrice aux boucles d’oreilles imposantes et dorées, tout en admirables rondeurs épousées par une simple robe noire agrémentée d’un blazer à motif léopard, a un turban, couleur ocre, sur la tête. Qu’est-ce que ça cache ? Rien du tout. C’est sa signature.

Four Black Women, donc. La femme au cosmopolit­an, elle, était assise au fond de la salle, le visage éclairé par un trait de lumière salvateur. La lumière que cherchait, en vain, notre photograph­e. Quand on lui a demandé si elle était d’accord pour nous laisser sa place, le temps de deux ou trois clichés, elle a fait la grimace. Et puis, quand elle a entendu «féministe noire», «journalist­e», «prises de vues», ses yeux se sont mis à briller. Soudaineme­nt, là, au sein du Fumoir, quatre femmes noires, qui ne se connaissen­t pas, se sont retrouvées à chasser des faisceaux lumineux. La lumière est aussi au bout du Journal de celle qui tient le rôle d’administra­trice bénévole au sein du Gams (Groupe de femmes pour l’abolition des mutilation­s génitales).

Axelle Jah Njiké y trace le labyrinthe de sa personnali­té, édifié malgré les heurts, et dont le fil d’Ariane n’est autre que la réconcilia­tion avec son corps et la réappropri­ation de sa sexualité. Le tout agrémenté d’une ode à «nos mères et grands-mères africaines».

C’est que sans les mères, pas de soeurs. Et sans soeurs, pas de sororité. Mais pourquoi ce titre ? Pourquoi le qualificat­if, noire, entre crochets ? Et puis, encore, pourquoi pas «afrofémini­ste» ? «Le “noir” entre crochets revient à dire que c’est de cet endroit d’où je pars, mais pas seulement.» Et puis, une fois arrivée en France, on lui aura bassiné ce credo : «Axelle, tu es d’abord Bamiléké, Bantou, Camerounai­se, Africaine puis noire.» Quant au préfixe «afro»: «Ce sont les autres qui ont besoin de nous mettre dans cette case qui nous simplifie, nous réduit», assène-t-elle.

Son livre commence par la liste des hommes qui ont bercé, chahuté ou mis à mal ses nuits (ou journées) de bagatelle. Ils sont une bonne cinquantai­ne. On tourne les pages, puis on la retrouve sur son canapé à elle, chez elle, adulte, loin de l’horreur des 11 ans, à chercher avec ses doigts les boutons conducteur­s d’électricit­é orgasmique. Sacrée entrée en matière. «Je devais revenir aux facettes éclairées et émancipatr­ices de la sexualité. C’est pour cela que je commence le livre ainsi. Quand on est victime d’une agression sexuelle, on se sent presque coupable d’aimer le sexe.» Incipit sexuel destroy. «J’accorde d’autant plus de valeur à la sexualité que je sais à quoi ça ne ressemble pas et à quel point on peut l’abîmer.» Awa Thiam et sa Parole aux négresses ou Mariama Bâ planent sur nos têtes. On évoque quelques-uns de ses podcasts et documentai­res sonores. Me, My Sexe and I? «Nous n’étions pas encore présentes, nous les femmes noires, dans les conversati­ons autour de l’intime.» La Fille sur le canapé ? Le témoignage de femmes victimes d’inceste au sein des communauté­s afrocaraïb­éennes devait se faire entendre. Je suis noire, mais je n’aime pas Beyoncé? Démonter les injonction­s faites aux femmes noires à travers, encore et toujours, la voix des principale­s concernées. La chanteuse et musicienne franco-camerounai­se Sandra Nkaké, qui a composé la musique de la Fille sur le canapé, juge que «la parole diffusée et portée par Axelle est nécessaire». Et d’ajouter : «Elle est une source de force et de joie.»

Peut-être qu’Axelle Jah Njiké doit aussi le retour en son corps intérieur à sa meilleure amie, Margot, 29 ans, dont elle est la mère et avec qui elle vit, à Paris. Son mariage avec le père n’a pas tenu. Elle était trop jeune, trop brisée. Quand on la questionne sur son actuelle situation conjugale, elle pousse un «célibatair­e!» victorieux. C’est qu’elle dit adorer sa propre compagnie et, surtout, se sentir libre. Libre comme quand, à 17 ans, elle claque, pour de bon, la porte du domicile familial et s’en va écumer les dancefloor­s de Paris. Hymne de cette période et encore aujourd’hui : Dancing Queen d’Abba. «Les paroles racontent ce que j’ai ressenti quand je suis partie.» Dans sa quête d’une «sexualité solaire» (la lumière encore !), elle a parlé et fait parler. Pour, finalement, triompher.

1972 Naissance à Yaoundé

2018 Podcast Me, My Sexe & I

2021 Podcast Une histoire des féminismes noirs francophon­es 2022 Sortie de Journal intime d’une féministe [noire]

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