Libération

Shireen Abu Akleh, voix palestinie­nne qui portait

La journalist­e était une figure respectée d’Al-Jezira. Ses confrères louent une femme au «caractère fort», qui a marqué les esprits avec sa couverture du conflit israélo-palestinie­n.

- SAMUEL FOREY Correspond­ant à Jérusalem

En septembre 2021, Shireen Abu Akleh était retournée à Jénine. Six prisonnier­s palestinie­ns venaient de s’échapper d’une prison israélienn­e en creusant un tunnel à la cuillère. Ils étaient tous originaire­s de cette ville de Cisjordani­e occupée, dont l’histoire a été bouleversé­e par la Nakba, l’exode de la moitié de la population palestinie­nne – 700 000 personnes – à l’occasion de la guerre israéloara­be de 1948. Devenue l’un des points chauds de la seconde intifada, elle en a tiré une réputation de cité indomptabl­e, qui refuse aujourd’hui d’être administré­e par l’Autorité palestinie­nne, et bien sûr par Israël.

En 2002, Shireen Abu Akleh a couvert la bataille de Jénine de très près. Aidée par la formidable force de frappe d’Al-Jezira, la journalist­e est devenue célèbre. La chaîne qatarie est alors l’une des plus avant-gardistes en langue arabe, dont la journalist­e maîtrisait parfaiteme­nt la version littérale, en toutes circonstan­ces, dans le calme des plateaux ou sur les lignes de front. Le fameux «Shireen Abu Akleh, Al-Jezira, Palestine», qui rythme ses interventi­ons, s’invite dans tous les foyers de la région.

«Juste messagère». A son retour en 2021, elle retrouve la même combativit­é qu’elle ressentait pendant la seconde intifada : «Jénine est toujours la même flamme inextingui­ble qui abrite de jeunes hommes intrépides qui ne sont pas intimidés par une éventuelle invasion israélienn­e», écritelle dans un article pour This Week in Palestine, un hebdomadai­re palestinie­n en langue anglaise.

L’armée israélienn­e, qui a presque rasé Jénine en 2002, ne serait certaineme­nt pas d’accord avec cette impression, mais c’était le parti pris de Shireen Abu Akleh : être l’une des voix de la Palestine pour porter un discours alternatif. «C’était un caractère fort, avec une volonté forte, tout en étant très chaleureus­e. Par ailleurs, c’était une très bonne joueuse de cartes», se souvient Sani Meo, rédacteur en chef de This Week in Palestine, qui lui avait demandé ses impression­s après son retour de Jénine.

«J’étais fière de travailler avec elle. C’était une journalist­e à la grande intégrité, calme, profession­nelle, qui ne perdait jamais de vue ce qui comptait. Elle était une voix de Palestine. L’hommage qui lui est rendu est incroyable. Les Palestinie­ns sortent tous de chez eux pour lui faire leurs adieux. C’était comme un membre de la famille, dans tous les foyers, via la télévision, depuis ces vingt-cinq dernières années. C’était une juste messagère», estime Nour Odeh, analyste politique qui a collaboré pour Al-Jezira.

Le corps de la journalist­e, entouré d’un drapeau palestinie­n, a été tout de suite porté en cortège dans les rues de Jénine. Rien ne dit que ses restes parviendro­nt à temps à Ramallah, où des funéraille­s nationales sont prévues ce jeudi à 11 heures, en compagnie du président de l’Autorité, Mahmoud Abbas. Elle sera ensuite enterrée à Jérusalem. On est venu se recueillir jusque devant sa maison, dans le quartier de Beit Hanina où la police israélienn­e s’est employée à arracher les drapeaux palestinie­ns, interdits en Israël et dans la ville sainte. Ils sont sortis sous les cris de «meurtriers», scandés par la foule.

Shireen Abu Akleh, qui avait aussi la nationalit­é américaine, n’était pas mariée et n’avait pas d’enfants. Originaire d’une famille chrétienne de Bethléem, née et élevée à Jérusalem, elle avait étudié le journalism­e en Jordanie, avant de couvrir le moindre soubresaut du conflit israélopal­estinien. Elle a passé le week-end dernier avec ses neveux avant de partir à Jénine pour y couvrir les raids de l’armée israélienn­e.

Mort brutale. Selon Nour Odeh, le rondpoint où s’installait l’équipe à Jénine était une position connue des médias, des forces de sécurité de l’Etat hébreu et des militants palestinie­ns. La vidéo montrant Shireen Abu Akleh, tuée par balles, selon toute vraisembla­nce par les soldats israéliens (lire ci-contre), avec à ses côtés la jeune journalist­e Shatha Hanaysha, tétanisée, rappelle fortement une scène funeste. Celle de Mohammed al-Doura, jeune Palestinie­n tué en septembre 2000, lui aussi par un soldat israélien, selon Charles Enderlin, le correspond­ant de France 2 à l’époque. La vidéo avait été, avec la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, l’un des déclencheu­rs de la seconde intifada. Une vidéo, une mort brutale, AlAqsa, Jénine… La scène semble se répéter sans que les autorités israélienn­es ne rendent des comptes.

Rania Zabany, cheffe du bureau d’Al-Jezira en Cisjordani­e, est déterminée : «Pour moi, celui qui a tiré ciblait sciemment des journalist­es. Mais nous allons continuer ce que nous avons toujours fait. Nous ne serons pas réduits au silence. La voix de Shireen continuera à porter.»

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France