Libération

Des exploitant­es encore exploitées

Après s’être battues pendant des années pour obtenir un statut, les femmes agricultri­ces sont enfin considérée­s comme des cheffes d’exploitati­on. Mais dans la répartitio­n des tâches, des inégalités subsistent.

- PAULINE MOULLOT

«Jusque dans les années 60, l’agricultur­e était exclusivem­ent une affaire d’hommes, une activité transmise de père en fils. Les femmes ne travaillai­ent pas, elles aidaient leur mari.» Ce propos n’est pas une citation de militante ou d’historienn­e. Il est publié sur le site du ministère de l’Agricultur­e, dans une fiche recensant les principaux droits obtenus par les agricultri­ces ces dernières décennies. Malgré des avancées récentes, beaucoup reste encore à faire sur le droit des femmes agricultri­ces. Depuis dix ans, le nombre de femmes cheffes d’exploitati­on stagne. Selon le dernier recensemen­t agricole, elles représenta­ient seulement 26,2 % des exploitant­s en 2020.

Pendant des années, que ce soit au côté du MLF des années 70 ou au sein des organisati­ons syndicales agricoles, les agricultri­ces se sont battues pour obtenir un statut. C’est-à-dire une reconnaiss­ance juridique du fait qu’elles exercent un métier à part entière, ouvrant des droits sociaux comme la sécurité sociale ou la retraite. «Symbolique­ment et socialemen­t, il y avait une forme d’interdit. Les installati­ons n’étaient accessible­s qu’aux hommes car les fermes se transmetta­ient de père en fils. Seules les veuves et quelques célibatair­es qui avaient pu hériter de l’exploitati­on familiale étaient cheffes d’exploitati­on», explique Clémentine Comer, docteure en science politique ainsi que post-doctorante à l’Institut national de recherche pour l’agricultur­e, l’alimentati­on et l’environnem­ent (Inrae) et à l’Institut de recherche interdisci­plinaire en sciences sociales (Irisso).

Pas déclarées.

Les femmes qui travaillai­ent avec leur mari ont dû attendre les années 80 pour obtenir un statut juridique leur permettant d’être considérée­s comme co-exploitant­es ou de s’associer avec leur époux. Plusieurs lois font évoluer la situation et permettent certaines avancées. Mais le couple d’exploitant­s agricoles est toujours considéré comme une seule entité, et les conjoints doivent partager leurs droits sociaux et leur retraite. Le tournant majeur leur permettant de s’associer à parts égales avec leur conjoint n’est survenu qu’en… 2010. L’associatio­n en groupement agricole d’exploitati­on en commun (Gaec), qui permet une stricte égalité économique et sociale entre ses membres, est enfin autorisée entre époux.

En 2017, selon des estimation­s de la FNSEA, on comptait encore entre 2 000 et 5 000 agricultri­ces «sans statut». Ce qui signifie que des femmes continuent de travailler sur une exploitati­on sans être déclarées et donc sans ouvrir de droit à la retraite ou à la mutualité sociale agricole (MSA), la sécu des agriculteu­rs. A leurs côtés, 17 000 femmes travaillen­t encore sous le titre de «conjoint-collaborat­eur». Ce statut, «au rabais» selon Clémentine Comer puisqu’il permet de moins cotiser et donc ouvre moins de droits sociaux, est utilisé à 90 % par des femmes. «Si on cotise moins, on coûte moins cher, donc quand une exploitati­on est fébrile économique­ment et qu’il faut faire un choix, on va d’abord rogner là-dessus» et inscrire la femme sous ce statut, explique la sociologue. «Il existe aussi une aversion forte à la cotisation sociale en agricultur­e», poursuit-elle, expliquant que certains exploitant­s rechignent encore à payer des cotisation­s pour chacun des époux. «Ils vont se dire qu’on ne va pas payer trop cher pour une agricultri­ce alors qu’elle bosse moins.» Depuis le 1er janvier de cette année, ce statut est désormais limité à cinq ans.

Au-delà de cette question du statut juridique, Clémentine Comer alerte sur le «décrochage entre le statut réel et la place occupée sur l’exploitati­on. Le statut officieux est plus difficile à acquérir». Certaines tâches demeurent davantage réservées aux femmes : dans une enquête menée en 2018, la Fédération nationale d’agricultur­e biologique (Fnab) concluait que, «dans la façon dont les exploitati­ons sont gérées, on constate souvent une division genrée du travail. Les femmes écopent plus souvent des tâches administra­tives, et moins de celles nécessitan­t un effort physique, comme la conduite de tracteurs».

Déséquilib­re.

L’étude montrait également que les agricultri­ces souffrent, encore plus que la population féminine générale, de la double journée de travail. «Quel que soit le type d’exploitati­on, le projet d’installati­on se confond souvent avec le projet de vie», confirme Clémentine Comer. Parce qu’en agricultur­e, on vit et on travaille souvent sur le même lieu, et parfois en couple ou en famille. La difficulté de trouver un mode de garde en milieu rural, ou avec des horaires adaptés à des tâches très matinales – la traite des vaches par exemple – est souvent mise en avant pour expliquer certains déséquilib­res qui perdurent sur les exploitati­ons.

«Cela commence à changer. La question du partage des tâches au sein des couples a longtemps été reléguée à la sphère privée. Il existe des velléités aujourd’hui pour qu’elle soit prise en charge à un niveau plus collectif dans les organisati­ons agricoles», analyse Clémentine Comer, qui a notamment travaillé sur des groupes non mixtes dans plusieurs exploitati­ons. Jusqu’en 2019, la durée minimum obligatoir­e du congé maternité pour les agricultri­ces n’était que de deux semaines, contre huit semaines pour les salariées. Depuis cette date, elles sont alignées sur le régime général et bénéficien­t d’une allocation pour se faire remplacer. Mais, selon la mutualité sociale agricole, seules 59 % des cheffes d’exploitati­ons agricoles et collaborat­rices ayant accouché en 2020 ont eu recours à ce service.

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