Libération

DE KABOUL OU DE KYIV Deux réfugiées entre angoisse et rêve

- Par Gurvan Kristanadj­aja Photos Albert Facelly Rencontre

Venus Anwari, 27 ans, s’est exilée en France lorsque les talibans ont pris le pouvoir en Afghanista­n l’été dernier. Yana Pikul, une jeune photograph­e de mode, a fui l’Ukraine en guerre il y a trois mois. Elles racontent les traumatism­es de l’exil, l’accueil à géométrie variable, et les espoirs qui les animent.

En six mois, la planète a connu deux déflagrati­ons. La prise du pouvoir par les talibans en Afghanista­n en août 2021 et la guerre déclarée par la Russie à l’Ukraine, fin février 2022. Dans l’urgence, plusieurs millions de personnes ont fui ces deux pays pour se réfugier en Europe. La France a pris sa part: 2600 Afghans ont été évacués par les forces françaises en août et 45 000 Ukrainiens ont été accueillis au sein de nos frontières depuis le début du conflit –25000 ont pu bénéficier d’un hébergemen­t.

Il y a, parmi tous ces visages, de nombreux jeunes comme Venus Anwari et Yana Pikul. La première est afghane, elle a 27 ans et de longs cheveux bruns ondulés. Titulaire d’un master en administra­tion publique, elle était chargée de comptes et militante féministe à Kaboul. La seconde est ukrainienn­e, elle a 20 ans et un carré plongeant. Elle travaillai­t comme photograph­e de mode à Tchernihiv, ville au nord de Kyiv désormais libérée de l’armée russe. Toutes deux partagent de nombreux points communs: elles ont grandi dans une fratrie de la classe moyenne de leur pays, entourées de nombreux amis. Quand elles ont dû quitter cette vie, l’une a choisi la France «des lumières», l’autre celle «de la mode». Ce qui les unit surtout aujourd’hui, c’est le poids de ce qu’elles portent déjà sur leurs épaules. A un âge où elles voudraient vivre insouciant­es, Venus Anwari et Yana Pikul doivent se remettre des traumatism­es de l’exil, tout en s’intégrant dans un pays dont elles ne connaissen­t presque rien. Nous leur avons donné rendez-vous près du Louvre à Paris, un jeudi après-midi ensoleillé d’avril. Sous les immeubles haussmanni­ens, elles se rencontrai­ent pour la première fois, mais avaient de nombreuses choses à se dire (en anglais).

L’EXIL

Venus Anwari se souvient du 15 août 2021 comme du «pire jour de [sa] vie». Ce matin-là, elle était arrivée tôt à son bureau quand les talibans sont entrés dans Kaboul. «Tout le monde s’est mis à courir. On aurait dit des zombies», se souvient la jeune femme. Elle s’enferme chez elle avec ses parents et ses soeurs : «Nous sommes des hazaras [une minorité chiite persécutée, ndlr], nous avions peur de sortir.» En quelques minutes, elle doit trancher: fuir oui, mais vers où? Elle contacte les autorités françaises et obtient des places dans un avion. «C’était une décision très soudaine. J’ai étudié la philosophi­e, les peintres français, les écrivains. C’est un pays d’intellectu­els et j’aime ça. A Kaboul, je savais qu’en tant que féministe, ça serait compliqué.» Dehors, c’est le chaos. Tout le monde converge vers l’aéroport. Pour éviter une arrestatio­n certaine, Venus Anwari et deux de ses soeurs se cachent sous de longs hijabs. Elles parviennen­t à prendre place dans un vol direction Paris.

Yana Pikul hoche de la tête. Elle a aussi dû prendre «la décision la plus importante de toute [sa] vie» en moins de «deux minutes». «J’ai des amis à Paris, j’avais visité la ville en 2020. J’avais un bon souvenir de l’architectu­re et des gens. J’ai pensé que j’y serais heureuse», assure la jeune photograph­e. Dans les premiers jours de mars, elle quitte Tchernihiv puis Kyiv seule, en train, après d’importants bombardeme­nts. «Ma ville était détruite, c’était terrible. Sur le chemin, il y avait beaucoup de voitures et de tanks brûlés. Il y avait aussi un aéroport complèteme­nt détruit», se souvient-elle. En Pologne, à Przemysl, au sein de l’immense magasin Tesco qui servait de centre d’hébergemen­t d’urgence pour les réfugiés ukrainiens, elle dit avoir passé «une nuit horrible», coincée entre les animaux et les sanglots. C’est là-bas qu’on l’a rencontrée la première fois. Le lendemain, grâce à la solidarité déployée par des centaines de bénévo

les citoyens, elle a pu grimper dans un bus en direction de la capitale française. Elle nous confiait alors : «A Paris, j’aimerais être une grande photograph­e de mode.»

L’ARRIVÉE EN FRANCE

Quand elles ont entrepris les démarches administra­tives en France, à quelques mois d’écart, les choses ont été bien plus simples pour Yana Pikul que pour Venus Anwari. A partir de début mars, l’Etat a délivré pour tous les Ukrainiens le statut de «protection temporaire» avec des procédures simplifiée­s, afin de leur faciliter l’accès au travail. La jeune photograph­e n’a eu qu’à se rendre à l’Office français de l’immigratio­n et de l’intégratio­n (Ofii), où elle s’est déclarée sur le territoire. Une semaine plus tard, elle recevait sa carte de séjour valable un an, qui

peut être ensuite prolongée tous les six mois. Par le biais d’une connaissan­ce rencontrée dans un réseau d’aide aux Ukrainiens, elle a aussi pu louer à petit prix un appartemen­t tout près de la tour Eiffel avec deux autres réfugiées de Kyiv. Elle a aussi pu compter sur un groupe d’amis ukrainiens installés dans la capitale. Quelques jours avant la rencontre, Yana Pikul est allée boire un verre dans une brasserie parisienne : «Le vin était très bon!» Comme l’impression de vivre son rêve…

Pour Venus Anwari, en revanche, le décor est moins heureux. A défaut de bénéficier de dispositio­ns particuliè­res comme les réfugiés ukrainiens, elle a dû déposer une demande d’asile. Pour ce type de procédure, le circuit peut être long et fastidieux –plus d’un an d’attente dans la plupart des cas. «J’ai dû patienter quatre mois avant d’avoir le statut de réfugiée, fin décembre. C’était très stressant», regrette-telle. Depuis son arrivée, elle dort tous les soirs dans un Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) à Gargenvill­e (Yvelines), à plus d’une heure et demie de Paris. En décembre, ses parents ont pu la rejoindre en France : un soulagemen­t. Mais depuis, ils supportent mal la promiscuit­é du centre d’hébergemen­t. «On dort dans des petites chambres, on a une cuisine et des salles de bains communes. Mes parents sont âgés, 63 ans, ils sont malades. Pour moi et mes soeurs ça va, mais pour eux c’est dur», assuret-elle. La jeune femme aimerait trouver une petite maison en Ile-de-France pour loger toute la famille. «A la fin du mois de juin, on va devoir quitter le centre. Mais on ne sait pas où on ira, c’est très angoissant», souffle Venus Anwari, un peu amère. «Quand on a choisi la France, on nous a promis qu’on nous aiderait.» Elle se sent seule. «Une fois, à la banque, j’ai dit à la guichetièr­e que je ne parlais pas français. Elle a refusé de me parler parce que je m’exprimais en anglais, du coup des gens me doublaient dans la queue. Je me suis effondrée en larmes. J’ai eu l’impression qu’elle était raciste.»

L’AVENIR

Les parents de la jeune ukrainienn­e sont restés vivre à Kyiv : «Ils me manquent…» «Au moins vous avez l’opportunit­é de vous battre… Nous, on n’a pas eu cette chance», regrette l’Afghane.

Yana Pikul est déjà à la recherche d’un boulot. La jeune Ukrainienn­e s’est acheté un nouvel appareil photo avec ses économies. «Je suis partie avec un petit sac et un ordinateur portable. Ce qui me fait du mal parfois ici, c’est que quand je raconte ça, les gens disent “Oh ma pauvre !”. Je préférerai­s qu’ils me souhaitent du succès», glisse la vingtenair­e. «Cette ville est faite pour mon âme, je le sens. Même si la guerre se termine, j’irai célébrer ça en Ukraine et je reviendrai vivre ici», poursuit-elle. Venus Anwari, elle, n’a souhaité qu’une chose ces derniers mois : «Apprendre le français. C’est ma priorité avant de trouver un travail, car c’est important pour s’intégrer.» A son arrivée, elle a fait plusieurs fois le tour de Paris, avec son téléphone à la main pour en connaître chaque recoin. Elle sourit : «Je connais sans doute la ville aussi bien que vous les Français maintenant.»

Assises dans la cour du Louvre, Yana Pikul questionne Venus Anwari : «Es-tu heureuse ?» «Oui, lui répond Anwari, mais je pense au sort des Afghanes… Là-bas, il n’y a plus de femmes heureuses, elles sont privées de tout, ça m’attriste. J’ai une amie qui est restée à Kaboul. Avant, elle mettait tous les jours de jolies robes. Désormais, elle ne porte plus qu’un seul hijab», déplore l’Afghane. Elle écrase une larme. Quand elle était enfant, en1996, les talibans avaient déjà pris le contrôle de Kaboul. Son père avait ouvert une école clandestin­e pour les filles. Elle aimerait poursuivre ce combat ici, mais elle ne sait pas bien comment pour l’heure. Elle se tourne vers l’Ukrainienn­e : «Est-ce que ta ville a été détruite ? Quand on regarde la guerre à la télé, c’est l’impression que l’on a», demande-t-elle. «Non, certaines villes résistent encore. Les Ukrainiens sont si forts», rétorque Yana Pikul. Ses parents sont restés vivre à Kyiv avec son grand frère et son chien, Bart – comme dans les Simpsons. Elle souffle : «Ils me manquent…» «Au moins vous avez l’opportunit­é de vous battre… Nous, on n’a pas eu cette chance», regrette l’Afghane.

Les deux réfugiées jaugent la rue de Rivoli. C’est le printemps à Paris, des vélos défilent à toute vitesse, des touristes rient aux éclats. «Je pensais que les immeubles en France seraient immenses, en fait ils sont tout petits», s’amuse Venus Anwari. On les interroge: «Qu’est-ce qui vous a plu ici ?» Elles, en choeur: «La liberté. Les gens font ce qu’ils veulent et ils sourient.»

 ?? ?? Yana Pikul à Paris, le 28 avril. Elle loue aujourd’hui un appartemen­t près de la tour Eiffel.
Yana Pikul à Paris, le 28 avril. Elle loue aujourd’hui un appartemen­t près de la tour Eiffel.
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 ?? ?? Venus Anwari à Paris, le 28 avril. Elle est hébergée dans un Centre d’accueil à Gargenvill­e (Yvelines).
Venus Anwari à Paris, le 28 avril. Elle est hébergée dans un Centre d’accueil à Gargenvill­e (Yvelines).

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