Piquées au vif
Intoxication collective ou réelles agressions ? Quoiqu’il en soit, dans l’affaire des piqûres en discothèque, il ne faut pas renvoyer les victimes supposées à leurs «fausses croyances». Car les rumeurs sont aussi des vastes enquêtes collectives, où s’énoncent des vérités politiques puissantes.
Personne ne comprend rien à cette inquiétante histoire de piqûres en discothèque. Mais les historiens peuvent toujours dire, comme à chaque fois qu’ils ne comprennent rien : «C’est pas nouveau, cette affaire». Vers l’an 200, l’historien Dion Cassius rapportait dans son Histoire romaine que sous le règne de l’empereur Domitien, «des personnes se mirent à enduire des aiguilles avec du poison, et à s’en servir pour piquer qui ils voulaient» ; il y eut des morts, précise Cassius, et «ces choses arrivèrent à Rome mais aussi dans le monde entier». Les histoires de piqûres empoisonnées, où les agresseurs et leurs mobiles restent flous et où les victimes sont souvent des jeunes filles abusées par la suite, sont présentes dans de nombreuses cultures ; les spécialistes y voient même un archétype narratif, avec ses variantes en épine de rose, épingle à cheveux, seringue hypodermique, et bien sûr fuseau pointu (la Belle au bois dormant).
A partir du XIX e siècle, l’engouement de la presse pour les faits divers brouille les frontières de la légende et du réel, en se faisant l’écho d’affaires liées aux piqûres, comme les attaques en série de femmes à Paris en 1819, dénichée récemment par le journaliste du Parisien Charles de Saint-Sauveur, ou comme à New York, à l’automne 1989, quand une quarantaine de femmes blanches furent piquées alors qu’elles marchaient sur les trottoirs de Broadway. L’air de déjà-vu est encore plus net avec la «rumeur de Montréal», qui submergea le Canada en 1998 : des jeunes femmes se plaignent alors d’avoir été piquées en boîte, alors qu’elles dansaient ou qu’elles se pressaient au bar, avant de trouver un message dans leur poche : «Bienvenue dans le monde du sida.» Les gérants de night-clubs de Toronto se plaignaient d’avoir perdu 50 % de leur clientèle à cause de la rumeur, qui inspirera la légende urbaine sur les aiguilles contaminées au VIH dans les cinémas, qui se répand dans le monde entier en 1999. Vues sous cet angle folklorique, les alertes aux piqûres ces derniers week-ends dans tous les Macumbas de la France périphérique semblent cocher toutes les cases. Un récit standard se répand, entre presse, réseaux sociaux et bouche-àoreille, renforcé par des témoignages à visage découvert, par des preuves visuelles et par la validation d’autorités officielles – mécanique très classique. Toutes les figures imposées sont là: le contact furtif dans un lieu public bondé, l’agresseur sans visage, la panique individuelle et collective, la connotation morale («t’avais qu’à pas sortir en boîte!») avec, évidemment, l’ombre écrasante de la métaphore du viol. Rien de nouveau donc, jusqu’à la dernière étape, l’explication de l’hystérie-collective-quirévèle-les-angoisses-de-la-société par le sociologue de service. J’ai endossé ce rôle ici pour les besoins de la démonstration, mais je voudrais suggérer d’autres pistes.
Ce serait donc une rumeur ? La multiplication fulgurante des incidents sur tout le territoire nous éloigne, en effet, d’une affaire criminelle élucidable et nous rapproche du «bizarre» (rappelons que les piqueurs sévissaient en Angleterre cet hiver, et que des variantes de la rumeur de Montréal surviennent tous les ans dans les festivals). Je crains, pour être clair, que la plupart des témoignages de jeunes femmes piquées ces dernières nuits ne renvoient pas à des phénomènes «vrais» au sens de la médecine légale (ou alors indirectement via la question du GHB). Mais ce serait trop facile de faire semblant d’avoir compris, en renvoyant les victimes à leurs «croyances» ; qualifier de rumeur opère un partage entre ceux qui «savent» (que c’est faux) et celles qui «y croient» ; c’est une mesure de maintien de l’ordre, parfois contreproductive. C’est aussi une manière de réduire l’affaire à la diffusion d’un récit, alors que l’essentiel est matériel et corporel – vrais malaises, vrais mouvements de foule, vrais hématomes, et vraies piqûres parfois, les rumeurs inspirant des passages à l’acte (c’était le cas à Broadway en 1989). C’est enfin une manière de rater la dimension politique de ces affaires, qui sont d’abord l’occasion d’une conversation, en forme de vaste enquête collective, qui socialise et produit du commun à partir de l’énigme ; qui sont aussi des tentatives explicites de semer le trouble, en faisant tanguer le principe fondamental de séparation des faits et de la fiction, du savoir et de la croyance.
Que se passe-t-il alors de nouveau ? Que savent celles qui «y croient», que nous devrions écouter ? L’affaire est troublante parce qu’elle semble faire référence, sur un mode parodique, au débat public et aux données matérielles sur les violences sexuelles et sexistes. Il est établi qu’une proportion massive des agresseurs et des tueurs de femmes sont des intimes de la victime, sans parler des célébrités au visage archiconnus, comme PPDA – et voici une histoire de piqueurs anonymes, que les caméras de surveillance n’arrivent pas à confondre. On peut également relever, comme Diane Goldstein à propos des rumeurs canadiennes, qu’insister sur les dangers du night-club, un espace utopique et ambigu, dont le fonctionnement tient à la fois de la prédation (le piégeux «gratuit pour les filles») et d’une promesse de protection (les videurs), permet aussi de faire apparaître l’espace domestique comme incomparablement plus sûr et désirable – ce qu’il n’est pas.
Mais le plus troublant est la deuxième partie du récit, tel qu’il circule dans la presse. Car en 2022, la jeune femme piquée au GHB ou à l’insuline reprend ses esprits, constate sa piqûre, va aux urgences, où elle est reçue par des médecins attentionnés, avant d’aller porter plainte auprès de policiers bienveillants et qu’un procureur ouvre une enquête immédiatement. «Nous sommes là pour vous protéger», dit un beau policier dans la vidéo sur l’affaire postée par le ministère de l’Intérieur le 8 mai. Quoique les enquêtes nous apprennent des mystérieux piqueurs, la voilà peut-être, la légende urbaine, grotesque de fantaisie, transparente dans son message. La voilà, la parodie: venez à eux, ils vous croient, ils sont là pour vous protéger, comme leur ministre qui fut accusé de monnayer ses faveurs contre du sexe auprès d’une femme en détresse ; venez à eux, comme la touriste canadienne, ivre et confuse, suivit les policiers au 36 quai des Orfèvres, où elle affirma avoir été violée par plusieurs d’entre eux [les policiers viennent d’être acquittés en appel, ndlr]. A leur manière détournée, les jeunes femmes piquées nous renvoient peut-être cette vérité à la figure. •