Nos chers voisins les oiseaux
Contemplations naturalistes chez Henry Beston et John Lewis-Stempel, conversations poétiques pour Marielle Macé, trois livres passionnés de vie volatile.
Sa maison se dresse seule sur une crête. Il l’a dessinée lui-même, un voisin et des menuisiers l’ont aidé à la bâtir. Elle se compose de deux pièces tapissées de fenêtres. Dix. Le «Gaillard d’Avant» se trouve à peine à sept mètres au-dessus de la limite de la marée haute, à dix mètres de l’Atlantique Nord par la grande plage d’Eastham au Cape Cod. Pendant une année entière, le naturaliste Harry Beston y a vécu, ne rompant sa solitude que pour se ravitailler ou converser avec les gardes qui patrouillent la nuit. Magie des migrations des oiseaux, force pure des vagues, apparition d’étoiles à l’est, tempêtes nocturnes, naufrages mortels, scintillement de l’herbe l’été… La Maison du bout du monde, publié pour la première fois en 1928, a le même effet que le coquillage dans lequel on entend la mer, celui-là avec beaucoup d’oiseaux. «La péninsule, du point de vue ornithologique, est une des plus intéressantes du monde», écrit Beston. Tournepierres à collier, bécasseaux sanderling, pluviers semipalmés, pygargues à tête blanche, sitelles à poitrine rousse… Leurs silhouettes ailées défilent, s’envolent des pages de ce livre enfin réédité, dans la très belle collection Biophilia de Fabienne Raphoz qui fête ses 10 ans. «On ne connaît véritablement un oiseau que si on l’a vu en vol. […] Etudiez vos oiseaux sur le sol autant que vous voudrez ; mais, après les avoir ainsi observés, après avoir contemplé leur beauté, ne craignez pas de frapper dans vos mains pour les faire s’envoler. Ils n’en seront pas réellement effrayés et vous auront vite oublié. Regardez voler les oiseaux.»
Coups de fusil en l’air. Le plus frappant dans cette longue observation, quasiment méditative, c’est son air d’intense intemporalité. Allez-y‚ nous dit Beston (1888-1968) dans une préface vingt ans après, tout est encore là ! De même, dans la Prairie du Britannique John Lewis-Stempel, où la plage entre ciel et mer a été remplacée par la figure du «champ», le rythme saisonnier de la nature du Herefordshire donne-t-il l’impression d’un roulis de toute éternité. Mais là où l’Américain s’incrustait comme un Bernard-l’Hermite sur une pointe spectaculaire du Massachusetts, Lewis-Stempel a derrière lui une histoire familiale de neuf siècles à la frontière du pays de Galles là «où l’Angleterre finit et où la pluie commence». Lui aussi s’est lancé dans un carnet de bord annuel, mais en l’égrenant mois par mois, sillonnant son terrain, sortant son troupeau, tirant deux coups de fusil en l’air à l’heure de l’apéro, regardant un renard aux jumelles, attentif aux volatiles que ce «gamin des champs» a toujours fréquenté quand il débusquait les nids de ramiers perchés en haut des ormes. «Les oiseaux ont une capacité d’évocation proustienne. Il me suffit de voir une hirondelle de fenêtre pour me retrouver dans la maison de mon enfance […]», écrit-il. Berger, LewisStempel
a aussi baigné dans les livres sur la nature. A 7 ans, il apprenait par coeur le Guide des oiseaux d’Angleterre qu’on lui avait offert, et puis tous les écrivains naturalistes, et aussi la poésie pastorale anglaise, autant de références qui donnent une tonalité universelle à la Prairie. «On lit ce que l’on est. J’ai la mauvaise habitude de lire des livres sur l’agriculture pratiquée dans un autre monde: la Grande-Bretagne d’avant les insecticides.»
Si son bestiaire, campagnard, comprend des blaireaux, renards, tritons et autres campagnols, les oiseaux dominent aussi le paysage. Sur le point d’achever le tour du calendrier, le 16 décembre, le naturaliste s’amuse à lister tous ceux qu’il a repérés depuis janvier («bécassine, grive musicienne, merle, pinson, rouge-gorge, bouvreuil…»), au total près d’une soixantaine d’espèces. Sa manière de les décrire les rend parfois aussi «intrigants que les héros d’un drame de HBO», selon un critique britannique. Il y a en effet du detective et du spy novel dans la manière dont il les suit. Ainsi du trafic de nids du troglodyte mâle qui compte piéger un max de femelles. «Le petit coq va ainsi d’une famille à l’autre, voyageur de commerce bigame dans un thriller des années 30.» En ce mois de mars, dix-sept millions de troglodytes se préparaient à nicher en Grande-Bretagne.
Ces deux récits émanent d’acteurs passionnés, qui constatent le déclin. Beston à la fin des années 20 du XXe siècle parle «d’un monde malade à mourir», Lewis-Stempel se souvient avoir vu des râles des genêts dans les années 70. «L’espèce est éteinte en Angleterre. Elle a valeur de symbole, exprimant le dommage infligé au paysage britannique, conséquence de la volonté de produire le plus de nourriture possible sur cette petite île surpeuplée.»
«Monde abîmé». En parallèle, Marielle Macé, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de littérature française, publie Une pluie d’oiseaux, remarquable et solide concrétion d’innombrables écrits et poèmes sur les oiseaux. Il en tombe de partout en ce moment, dit-elle. «Car ce retour des oiseaux dans notre attention et dans nos inquiétudes parle d’évidence de la situation aujourd’hui faite aux vivants et à leur condition d’existence ; il parle de notre monde abîmé, il parle pour notre monde abîmé : les oiseaux, leur voix et notre écoute, la façon que l’on a d’en répondre, cela regarde le monde commun, celui auquel on voudrait commencer à tenir.» Une première partie, sensible et riche en vers, décrit tout ce qui nous émerveille chez nos souvent adorables voisins à plumes, leur chant, leur vol, leurs «murmurations» (comme les formations collectives des étourneaux), leurs couleurs, leurs présages… «Les oiseaux portent le monde sur leur dos, et la vie au bec.» Mais le monde est aussi en «sens averse» (emprunté à un recueil de Valérie Rouzeau), dit-elle dans une deuxième mi-temps, et les oiseaux tombent avec. «En France près d’un tiers a disparu en quinze ans tous types d’environnements confondus.» A travers la langue, la poésie, Marielle Macé invite à «un partage effectif des paysages du sens avec les autres vivants, dans leur voisinage, dans l’écho de leur “provocation”– dans l’écoute de ce qu’ils mettent comme voix dans le monde». Un programme écolopolitico-poétique. Les regarder voler, les écouter, continuer à colporter leur chant dans les nids tressés par les poètes.
Harry Beston la Maison du bout du monde Postface d’Eric Dussert, traduction révisée. Corti «Biophilia», 189 pp., 19 €. John Lewis-Stempel la Prairie. La vie privée d’un champ anglais Traduit de l’anglais par Patrick Remaux, illustrations de Sandra Lefrançois. Klincksieck «De Natura Rerum», 253 pp., 23,90 €.
Marielle Macé Une pluie d’oiseaux Corti «Biophilia», 383 pp., 23 €.