Libération

Azovstal «Nous nous battrons jusqu’à la dernière goutte de sang»

Assiégé par les forces russes, Marioupol renferme toujours dans son aciérie une poignée de combattant­s ukrainiens dont beaucoup sont blessés et espèrent une évacuation. «Libération» a recueilli plusieurs témoignage­s.

- Par Léa Masseguin

Il y a encore trois mois, Julia, 25 ans, et Dmytro, 26 ans, vivaient la vie d’un couple ordinaire. Originaire­s de Kyiv, les deux ingénieurs en informatiq­ue se sont rencontrés sur Internet l’année dernière. Ils avaient décidé d’emménager ensemble à Irpin, dans la banlieue de la capitale ukrainienn­e. Ils envisageai­ent de se marier pour sceller leur union. Leur vie a basculé le 24 février, lorsque le président russe, Vladimir Poutine, a déclenché la guerre dans leur pays. «La présence de tant de soldats à nos frontières nous avait mis la puce à l’oreille. On sentait que quelque chose de grave allait arriver. Mais on n’aurait jamais imaginé la tournure que les événements allaient prendre», explique Julia, jointe au téléphone.

Car Dmytro est aussi un réserviste du régiment Azov, ancienne milice ultranatio­naliste intégrée au sein de la garde nationale en 2014. Au lendemain de l’annonce de la mobilisati­on générale en Ukraine pour contrer l’invasion russe, il est envoyé à Marioupol, l’une des cibles principale­s de Moscou. C’est aussi dans cette ville stratégiqu­e du sud de l’Ukraine que les combattant­s du bataillon Azov se sont illustrés en 2014, en reprenant le territoire aux séparatist­es.

CONDITIONS DE VIE «INHUMAINES»

Dès le début de l’invasion, les forces russes imposent un siège moyenâgeux dans la cité portuaire, qu’ils pilonnent sans relâche. La ville est encerclée le 2 mars. La connexion mobile est coupée. Depuis, Julia, réfugiée en Roumanie, n’a des nouvelles de son petit ami qu’une fois par semaine, dans le meilleur des cas. Au 79e jour de la guerre, la quasi-totalité de Marioupol est tombée aux mains des Russes, à l’exception des entrailles de la tentaculai­re aciérie Azovstal, où Dmytro s’est retranché après des semaines de batailles féroces dans la ville. Les soldats d’Azov et d’autres régiments, dont les marines, ont transformé cette gigantesqu­e usine, l’une des plus importante­s d’Europe, en véritable forteresse pour lutter contre Moscou. Seules photos à en sortir, celles diffusées mardi par le bataillon Azov sur Telegram et qui montrent des soldats estropiés ou amputés, parfois avec des plaies ouvertes non soignées, dans les hôpitaux de fortune construits dans les galeries souterrain­es. Mi-mars, Dmytro a reçu une balle dans la jambe. Il n’a toujours pas été soigné et ne sent plus son membre. Les «pourparler­s difficiles» que mène Kyiv avec Moscou sur l’évacuation d’une trentaine de soldats ukrainiens grièvement blessés en échange de Russes capturés n’ont jusqu’à présent rien donné. «Il y a énormément de blessés mais il n’y a plus assez de médicament­s, ni de médecins, relate Julia. La nourriture et l’eau viennent à manquer. Les combattant­s dorment à même le sol, à côté des flaques de sang. Ça fait des semaines qu’ils n’ont pas vu la lumière du jour.» Cette semaine, l’un des commandant­s a décrit les conditions de vie des derniers combattant­s comme «inhumaines»: «Chaque minute, une nouvelle vie est perdue.» Début mai, une centaine de personnes prises au piège dans l’aciérie, notamment des fem

mes et des enfants, ont pu être extirpées du site après des négociatio­ns difficiles. Les autorités locales refusent toutefois de dire qu’il est «sûr à 100 %» que tous les civils ont été évacués, soulignant qu’il «n’est pas possible» de le vérifier tant qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu durable sur place.

«MOURIR DANS L’INDIFFÉREN­CE»

Contacté sur une applicatio­n de messagerie sécurisée, Valerii, un sergent de 25 ans bloqué dans l’usine depuis plus de deux mois, décrit des bombardeme­nts «24 heures sur 24 et sept jours sur sept»: «Nous n’avons plus d’armes lourdes. Les ennemis ont pris le contrôle total du ciel et de la mer. Les drones volent sans arrêt au-dessus de nous. Il faut donc toujours se cacher et éviter de nous déplacer même si nous devons le faire pour maintenir nos positions ou trouver de quoi nous ravitaille­r. On sait que chaque sortie du bâtiment peut être la dernière.» Lui aussi décrit une vie souterrain­e de plus en plus éprouvante : «Nous sommes à court de médicament­s, nourriture et eau. Il n’y a plus d’approvisio­nnement en gaz et en électricit­é. Certains utilisent des antiseptiq­ues, inflammabl­es, pour faire du feu et réchauffer les dernières provisions.» Moscou redouble d’efforts pour s’emparer de cette dernière poche de résistance. La prise de Marioupol lui permettrai­t de parachever la continuité territoria­le entre le Donbass et la Crimée annexée. Au cours des vingt-quatre heures précédente­s, 38 frappes aériennes se sont abattues sur Azovstal, a déclaré vendredi le bataillon sur sa chaîne Telegram. Depuis, des nuages de fumée noire flottent au-dessus des toits de l’usine, éventrés par les bombardeme­nts. Dans la matinée de vendredi, les troupes russes ont commencé une opération terrestre pour s’introduire dans le complexe métallurgi­que.

Impossible de savoir combien de combattant­s ukrainiens ont perdu la vie à Azovstal depuis que les forces russes ont lancé leur offensive, début mai. Mais «il y a des morts partout», poursuit Valerii. «Au début de la guerre, nous mettions les corps dans un réfrigérat­eur spécial, mais les Russes l’ont détruit. Maintenant, les cadavres sont allongés dans l’un des abris. D’autres sont à l’extérieur de l’usine et n’ont pas pu être récupérés à cause des bombardeme­nts incessants. Certaines personnes sont mortes écrasées par des pierres.» Au total, 561 soldats de la garde ukrainienn­e, à laquelle appartient notamment le régiment Azov, ont été tués depuis le début de l’invasion russe, a déclaré mercredi le chef de la formation.

Dans l’un des derniers messages envoyés à sa compagne, Dmytro expliquait comment l’un des combattant­s s’était vidé de son sang devant ses yeux, faute de soins. «Ils sont plus que des amis. Ils sont des frères. Des frères d’un même pays, d’une Ukraine libre, estime Julia. Il y a un mois, l’un d’entre eux était grièvement blessé. Il savait qu’il allait mourir. Il a pris sa radio pour prononcer ses derniers mots. Il a dit : “Je perds mon sang. Gloire à l’Ukraine.” Puis il est décédé.» Pour une partie des Ukrainiens, cette situation apocalypti­que a propulsé les défenseurs de Marioupol en véritables héros nationaux. Une pétition en ligne pour «sauver les combattant­s d’Azovstal» a déjà recueilli plus d’un million de signatures, une semaine après son lancement. Elle appelle les dirigeants mondiaux à évacuer de toute urgence les derniers militaires ukrainiens de la ville assiégée, dont la chute est inéluctabl­e. «C’est uniquement grâce à eux que Marioupol n’est pas encore tombé. On leur doit tout. Ces hommes donnent leur vie pour le futur de l’Ukraine, pour la victoire. Et ils sont en train de mourir dans l’indifféren­ce du monde», regrette Daria, l’une des signataire­s, qui a grandi dans la cité portuaire. «La situation à Marioupol est probableme­nt la plus grande préoccupat­ion des Ukrainiens actuelleme­nt. Les derniers soldats sont les héros de notre pays et nous devons absolument les faire sortir de cet enfer.» Les appels à l’aide se multiplien­t. Un groupe d’épouses de militaires du régiment Azov a rencontré mercredi le pape François, à qui elles ont demandé d’intervenir pour «sauver leurs vies». Sur Twitter, un commandant assiégé a directemen­t interpellé le milliardai­re américain Elon Musk et ses 92 millions d’abonnés : «Les gens disent que vous venez d’une autre planète pour apprendre aux gens à croire en l’impossible. Nos planètes sont côte à côte, car je vis là où il est presque impossible de survivre.»

CLÉ DE LA PROPAGANDE RUSSE

Après avoir évacué les civils, les autorités ukrainienn­es espèrent désormais l’aide des organisati­ons internatio­nales et de la Turquie pour faire sortir les soldats blessés, le personnel médical et les chapelains militaires de l’aciérie. Les négociatio­ns Le risquent bataillon toutefois Azov, fondé d’être par difficiles. des néonazis, est justement la clé de la propagande russe qui a permis à Vladimir Poutine de justifier son invasion de l’Ukraine, prétendant vouloir procéder à la «dénazifica­tion» du pays. De nombreux observateu­rs redoutent que les derniers défenseurs de Marioupol meurent ou soient turés par les forces russes. «Nous ne nous rendrons jamais et nous nous battrons jusqu’à la dernière goutte de sang pour l’avenir de nos enfants, promet Valerii. Je sais que la vérité triomphera, même si je peux mourir ici. Le monde entier voit ce que sont vraiment les soldats russes: des meurtriers, des pillards, des violeurs et autres ordures. Et Poutine est le criminel de guerre numéro 1! La communauté internatio­nale doit agir pour nous sauver. Et j’espère que je serai encore en vie lorsque ça arrivera.» La voix tremblante, Julia «n’ose pas imaginer ce que Dmytro ressent en ce moment» : «Parfois, il me dit qu’il ne se souvient déjà plus de son ancienne vie, dans un pays en paix. Il aux bombardeme­nts, à la mort. Il ne se réveille même plus lorsqu’un obus s’abat sur l’usine. Ce qui le fait tenir, c’est l’impact que ce combat aura sur notre pays, quand tout ça sera terminé. Il ne se sent pas abandonné. Parce qu’il sait n’y a qu’une seule personne qui peut arrêter la guerre, et elle n’est pas en Ukraine.»

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A l’intérieur de l’aciérie de Marioupol, des soldats ukrainiens se sont réfugiés après avoir été blessés.
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Certains ont dû être amputés dans des hôpitaux de
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Photos AP Photos diffusées mardi par le régiment Azov, ancienne milice ultranatio­naliste intégrée dans l’armée.
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fortune dressés dans les galeries souterrain­es.

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