Libération

Petits plaisirs

- Par Paul Quinio

Retrouver le plaisir d’observer l’autre. De repérer un matin une moustache extravagan­te. Un nez incroyable. Beau ou laid, on ne sait pas. De s’interroger sur la destinatio­n mystérieus­e d’un sourire éclatant. Mais où vat-elle, cette voisine de banquette, cette inconnue qui a l’air si heureux ? De divaguer à l’inverse sur les raisons de cette immense fatigue que traduit le bâillement de cet homme aux mains plâtreuses, aux yeux fermés et à la tête qui dans un doux va-etvient frappe la vitre du wagon, se redresse, recogne la vitre… D’offrir un vrai sourire et pas seulement des yeux plissés par la tendresse à ce gamin qui, dans sa poussette, observe avec ses billes grandes ouvertes ces étranges adultes que nous sommes.

On est d’accord : les transports en commun ne permettent pas tout le temps ces petits plaisirs, notamment aux heures de pointe, notamment quand cela fait quinze ans que ces cinquantec­inq minutes de transhuman­ce entre boulot et dodo usent les meilleures volontés. Mais ils permettent aussi cela : regarder l’autre et laisser l’autre vous regarder. C’est-à-dire exister. Voilà pourquoi la fin du port du masque dans les transports est une bonne nouvelle. Ciel, des visages entiers ! Les épidémiolo­gistes expliquent qu’il ne s’agit pas de s’emballer et que cette levée du plus symbolique des gestes barrières ne doit pas être interprété­e comme la disparitio­n du virus. De nouveaux variants s’activent. Et il faut se préparer à remettre le masque si besoin car il est aussi synonyme de protection et d’attention portée à l’autre. Mais plus que tout, le masque symbolise depuis deux ans cette sociabilit­é anormale à laquelle nous nous sommes heureuseme­nt pliés mais à laquelle nous nous sommes parfois malheureus­ement habitués. Ce repli sur soi dont on ne mesure pas encore complèteme­nt toutes les conséquenc­es sur notre état mental collectif. Il y a urgence à panser cette plaie-là. Cela commence peut-être par se réjouir que l’autre apparaisse de nouveau sous nos yeux, à visage découvert. •

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