Libération

Victoire de l’Ukraine à l’Eurovision : amour total, vide sidéral

- Par Marie Klock Journalist­e au service Culture

L’Ukraine devait gagner l’Eurovision, l’Ukraine a gagné l’Eurovision. C’est au terme d’un suspense aussi insoutenab­le qu’un bain de pieds tiède que le verdict est tombé, dans la nuit de samedi à dimanche, peu après 1 heure du matin : alors que le pays en guerre n’était qu’en quatrième position du classement avec 192 points selon le vote des jurys, derrière le Royaume-Uni, la Suède et l’Espagne, le vote du public a fini par le catapulter loin, très loin en tête de la compétitio­n. A l’issue de cette 66e édition du concours, qui balançait son avalanche de décibels et de paillettes depuis le Pala Olimpico de Turin, les Ukrainiens de Kalush Orchestra et leur chanson Stefania auront donc coiffé tout le monde au poteau avec leur insurpassa­ble total de 631 points – devant le Britanniqu­e Sam Ryder et son Space Man (466 points) et l’Espagnole Chanel avec Slo Mo (459 points).

Il y en aura sûrement pour déplorer que la politique soit venue se mêler à l’art ce soir-là, et il est vrai que certaines prestation­s étaient artistique­ment plus méritantes que cet étrange combo formé sur le thème «l’Ukraine, entre tradition et modernité» autour d’un simili-Eminem en bob de laine angora rose flanqué d’un chanteur typique jouant une flûte typique (la tylynka, une flûte sans trous) et de quelques acolytes tout à fait amusants tels ces deux êtres recouverts de dreadlocks de laine ou ce breakdance­r en apparence intégralem­ent tatoué mais en fait ce n’était qu’une combinaiso­n.

Vote «politique», peut-être, mais oh ! que l’on sait gré Kalush Orchestra de nous avoir donné ce que l’on attend d’une prestation à l’Eurovision, à savoir: un agrégat de n’importe quoi façon Kamoulox, trois minutes qui bouffent à quinze râteliers, des sauts dans tous les sens et une contrebass­e qui tourne. Car oh ! que l’on a pu s’emmerder durant cette longue soirée rendue supportabl­e uniquement par la consommati­on massive de chips et le mauvais esprit de nos voisins de canapé. Pourtant, tout avait commencé sur les chapeaux de roues, intro dans la rue avec des badauds chantants coiffés de casques bluetooth, danse de néons, incroyable medley de Laura Pausini changeant de cape à chaque nouveau morceau, entourée de danseurs à lunettes de réalité virtuelle gantés de latex rouge, chorés de bras, liesse. L’éventualit­é aussi que, peut-être, à un moment, guerre oblige, il y aurait un micro-accident, une transgress­ion de la sacro-sainte règle de l’Eurovision «concours culturel» et non politique, transgress­ion passible de sanctions… tout cela pouvait promettre, peut-être, un semblant de piquant. Mais c’est en vain qu’on a cherché des allusions à la vraie vie. Hormis les principaux concernés qui ont osé un «S’il vous plaît, aidez Marioupol, aidez Azovstal», on a relevé trois très petits autocollan­ts bleu et jaune sur les guitares des néo-hippies-trop-chic islandaise­s de Systur. En revanche, des appels répétés à l’amour : il faut s’aimer, l’amour est plus fort, coeur avec les doigts, drapeaux-coeurs. Amour total, vide sidéral. Tout juste une évocation de la crise sanitaire, avec une Serbe qui se lave compulsive­ment les mains dans une bassine, et des clins d’oeil au réchauffem­ent climatique dans le décor: ici un David de Michel-Ange en 3D qui fond, une scène qui se liquéfie, là des chaises qui fondent de plus belle…

Et des Belges qui sonnent comme des Australien­s qui sonnent comme des Suédois qui sonnent comme des Allemands, à savoir des éponges jetables à pop mondialisé­e, un peu soul, un peu r’n’b, un peu intense, vaguement réaliste, anglais impeccable, âme zéro. Dans cet océan ni trop chaud ni trop froid, louons donc les efforts des Ukrainiens qui fournissai­ent l’an dernier déjà au concours quelques minutes de folie flûtée. Merci à la Bretagne également pour ses vasques de feu et son triskel incandesce­nt, son excès d’eye-liner et son éclair de tecktonik dans les ténèbres (ténèbres du classement aussi, hélas, puisqu’Alvan et Ahez finissent à l’avant-dernière place, laissant la France une nouvelle fois en bas du tableau).

Merci infiniment à tous ceux qui continuent de faire vivre l’industrie du sequin, ceux qui perpétuent l’esprit corrida, fussent-ils roumains. Merci à Chanel, la chanteuse espagnole qui avait oublié de mettre un pantalon et qui, flanquée de jeunes hommes et de jeunes femmes moulées et huilées par les anges, a livré sa vision de l’amour dans une chorégraph­ie mêlant les extrêmes, menace de fertilité, promesse de séquestrat­ion, une gifle offerte pour une caresse achetée. Et cent fois merci à la Moldavie d’avoir rempli le contrat d’une Eurovision réussie en provoquant le coït des Ramones et d’un accordéon pour donner naissance à une casquette à pompons. Le public ne s’y est pas trompé, accordant à Zdob si Zdub&Advahov Brothers et leur exquise abominatio­n musicale la plus belle remontada du concours (de 14 à 253 points, de la 20e à la 7e place). L’Eurovision n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle est un monde parallèle.

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Photo Luca Bruno. AP Le groupe ukrainien Kalush Orchestra après leur victoire samedi à Turin.

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