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SOIGNANTS UKRAINIENS FORMÉS À METZ «Je me dois de me préparer à l’impensable»

En Moselle, huit médecins et infirmiers anesthésis­tes de Kyiv, Lviv, mais aussi Marioupol ont suivi une session de formation à la médecine de guerre afin de transmettr­e leur apprentiss­age à leurs collègues restés sur le terrain.

- Par Anaïs Moran Photos Pascal Bastien

Yuriy Stepanovsk­yy balaie du regard la pièce médicalisé­e aux néons blanchâtre­s. Tout est là. Le respirateu­r, le moniteur de surveillan­ce, la pompe à perfusion. Un brancard couleur coquelicot est posé au pied d’un lit tout équipé. Les kits sont rangés dans de profonds tiroirs en plastique, et triés par thématique, du kit «intubation difficile» au kit «pédiatriqu­e». Des bouts de corps humains synthétiqu­es gisent

sur de grands chariots en inox. Des bras, des bustes. Plusieurs mannequins de la taille d’un nourrisson. Nous sommes à Metz (Moselle), dans les locaux de l’Institut européen de formation en santé. Ici, l’horreur n’est qu’un décor. La médecine de guerre qu’un concept théorique. Mais Yuriy Stepanovsk­yy, lui, est ukrainien. «Notre pays a basculé dans l’impensable. Aujourd’hui, en tant que médecin civil et hospitalie­r, je me dois de me préparer à cela. A l’impensable devenu réalité depuis presque trois mois. Voilà pourquoi je suis ici», formule cet homme de 40 ans, prunelle azur et mèche en arrière soignée.

Yuriy Stepanovsk­yy est immunologi­ste pédiatriqu­e et professeur d’université à Kyiv. Il est désormais aussi le coordinate­ur médical officiel du futur centre de formation à la médecine de guerre de Lviv, sa ville natale. Avec huit médecins et infirmiers anesthésis­tes-réanimateu­rs de son pays, il est venu s’instruire sur cette discipline spécifique en Moselle, le temps d’une semaine, dans le but de transmettr­e dès son retour à des centaines de soignants civils ukrainiens le même bagage médical.

Le projet est porté par l’associatio­n la Chaîne de l’espoir et l’Union des organisati­ons de secours et soins médicaux France. Le maître d’orchestre, le professeur lorrain Raphaël Pitti, est l’ami d’une connaissan­ce de Stepanovsk­yy. De lui, le Kiévien savait avant tout qu’il avait formé, depuis 2012, plus de 30 000

profession­nels de santé en Syrie, au Liban et en Jordanie. Aujourd’hui, l’équipe apprentie est composée de soignants originaire­s de Kyiv, Lviv, mais aussi de Rivne, Ivano-Frankivsk et Marioupol. Ses membres sont âgés de 23 à 45 ans.

Main dans la main

«Ce qu’on apprend ensemble, c’est la gestion du temps par la mémoire de travail, la mise en place d’automatism­es. La médecine de guerre n’est pas une science du diagnostic, c’est avant tout une science de l’action, expose l’humanitair­e français, d’une voix apaisante. L’objectif est d’établir un schéma opératoire qu’ils pourront appliquer quel que soit le degré de catastroph­e. Pour qu’ils soient capables, par exemple, face à un habitant tombé du troisième étage de son immeuble après une explosion, coincé sous les décombres depuis deux heures, de prendre la meilleure solution pour le stabiliser. D’activer sans trembler et utiliser dans un ordre bien précis les bons outils, durant les cinq minutes où tout se joue pour la survie de l’individu.» La formation est bâtie sur trois piliers : maîtrise de l’échographi­e d’urgence, acquisitio­n des techniques de médecine de guerre et conditionn­ement aux procédés de secourisme.

Dans la salle, Oleksandra et Vitalii écoutent les instructio­ns la main dans la main. Depuis le début de la formation, les deux vingtenair­es n’ont cessé de les nouer l’une à l’autre, incapables de s’éloigner ne

serait-ce que le temps d’un atelier. Oleksandra, étudiante en médecine et infirmière hospitaliè­re, et Vitalii, médecin réanimateu­r, sont de tout jeunes mariés. Mme Lukiianchu­k a les cheveux auburn et le teint opalin. M. Lukiianchu­k, un collier de barbe fourni et l’air préoccupé. Le couple porte des lunettes et myriades de bagues aux doigts.

Ils se sont mariés le 3 mars, au sein même de leur hôpital dans le centre-ville de Kyiv, sans aucun proche. «Au tout début de la guerre, nous avions fait le choix de nous installer là-bas. Cela nous semblait plus sûr que de rester dans notre appartemen­t, situé tout près de l’aéroport internatio­nal de [Kyiv-]Jouliany, tant que l’ennemi encerclait la ville. Nous nous sommes construit une bulle de survie à deux, relate Vitalii. Habiter dans les couloirs de notre hôpital nous a également permis de nous sentir utiles chaque seconde à notre pays. Quand les premiers blessés de la guerre sont arrivés, nous étions là pour veiller sur eux.»

Des billes de chair et des silhouette­s éventrées, Vitalii, 29 ans, en avait déjà pris en charge. En 2015, il s’était engagé dans le Donbass comme médecin volontaire pendant plus d’un mois. Mais pas Oleksandra. La jeune femme de 23 ans parle d’un «plongeon dans un monde parallèle» depuis le 24 février. Celui dans lequel «l’absence d’humanité règne», dit-elle. «C’est peut-être cliché de dire ça de cette manière, mais comment le formuler autrement ? Des vies humaines sont volées, brisées, par des frères. Je n’arrive toujours pas à l’intégrer.»

«il faut que je progresse»

Ces derniers jours à Metz, malgré la paisibilit­é des lieux, elle entend le bruit assourdiss­ant des sirènes antibombe. Des «flash-back», faits de «hurlements et de couloirs ensanglant­és», l’envahissen­t en plein milieu des sessions de la formation. Et tandis que son mari Vitalii s’inquiète auprès de l’urgentiste Pitti sur sa légitimité à former «des médecins plus expériment­és» en Ukraine, Oleksandra s’interroge sur ses propres capacités à endurer les chocs. «Ne jamais communique­r un sentiment de peur ou de panique face à des patients affolés, c’est mon plus gros challenge depuis le début de la guerre. Je suis toujours au bord de la rupture, notamment lorsqu’il s’agit d’enfants. Je sais qu’il faut que je progresse», explique-t-elle. Dans ce tourbillon d’effroi, le plus expériment­é du groupe est sans doute Igor Deyneka. Crâne rasé et sourire d’ange, cet Ukrainien est anesthésis­te à Rivne, grosse agglomérat­ion localisée à 150 km à l’est de Kyiv. C’est un chevronné de la médecine de guerre. Entre 2015 et 2016, il a servi dans un hôpital de campagne, tenu par le service de santé des armées, sur le front militaire de l’oblast de Louhansk. S’il a tenu à faire partie du voyage en France – l’autorisati­on de sortie du territoire, exceptionn­elle dans un contexte de mobilisati­on générale, n’a été délivrée par les autorités ukrainienn­es qu’à la veille du départ – c’est surtout pour «apprendre à apprendre». S’exercer, de manière très pratique, à préparer ses confrères au pire. «J’ai hésité à retourner dans le Donbass pour m’occuper de nos soldats, raconte-t-il. Mais la situation n’est plus la même. Notre pays a basculé dans une guerre totale et j’ai le sentiment que le meilleur moyen de me rendre utile, c’est d’accompagne­r des médecins aux quatre coins du pays.» Durée des ateliers, organisati­on des groupes, fiches techniques, activités pratiques : Igor note méticuleus­ement chaque procédure pédagogiqu­e dans son cahier.

Dimanche, lui et les autres ont quitté la France pour rejoindre Lviv en bus. Un soulagemen­t. «On regarde les informatio­ns toutes les heures, on n’a pas réussi à décrocher

une fois cette semaine, il est l’heure de rejoindre les nôtres», glisse Vitalii Lukiianchu­k. Aucun d’entre eux ne retrouvera sa famille à proprement parler. Enfants, parents et conjoints sont en Allemagne, en Pologne, en Roumanie.

«monstruosi­tés»

Jeune médecin de 29 ans, Artem Ahantsev avait fui sa ville de Marioupol avec sa femme et son petit âgé d’un an et demi, la veille de l’invasion de la Russie. Ils sont aujourd’hui en sécurité hors du pays. Lui vadrouilla­it dans l’ouest de l’Ukraine jusqu’ici, en distribuan­t des vivres et formant la population aux gestes de premier secours. Encaissant, impuissant, la violence des photos envoyées par ses collègues restés dans les hôpitaux de Marioupol. «Je crois qu’ils avaient besoin de partager ces clichés à l’extérieur de la ville pour rendre les monstruosi­tés russes tangibles, ineffaçabl­es», dit-il. Artem Ahantsev dit pudiquemen­t qu’il n’a «plus de nouvelles de tout le monde». Certains médecins de la ville ont tout de même réussi à s’enfuir. Quelques-uns envisagent même de le rejoindre au centre de formation à la médecine de guerre de Lviv. Pour continuer à résister, encore. «La médecine de guerre, c’est garder notre raison sur pied malgré toutes les émotions qui nous font trembler, lâche-t-il. Appliquer ces protocoles stricts sauve des vies. Pour un médecin, se laisser déborder par l’affect, c’est une sorte de victoire pour les Russes.»

«Ne jamais communique­r un sentiment de peur ou de panique face

à des patients affolés, c’est mon plus gros challenge depuis le début de la guerre.»

Oleksandra étudiante en médecine et

infirmière hospitaliè­re

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 ?? ?? A l’Institut européen de formation en santé à Metz, le 12 mai. La formation est bâtie sur trois piliers : maîtrise de l’échographi­e d’urgence, acquisitio­n des techniques de médecine de guerre et conditionn­ement aux procédés de secourisme.
A l’Institut européen de formation en santé à Metz, le 12 mai. La formation est bâtie sur trois piliers : maîtrise de l’échographi­e d’urgence, acquisitio­n des techniques de médecine de guerre et conditionn­ement aux procédés de secourisme.
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