Libération

Poivre d’Arvor, les dirigeants et la stratégie de l’ignorance

«Nous ne savions rien», a affirmé Nonce Paolini. L’affaire PPDA montre que, dans des situations de crise, maintenir une forme d’ignorance est crucial pour dégager les chefs de toute responsabi­lité.

- Par Mahaut Fanchini Maîtresse de conférence­s en sciences de gestion à l’université Paris-Est-Créteil

Mardi soir, dans une émission diffusée en direct sur le site internet de Mediapart, vingt femmes ont de nouveau témoigné au sujet d’agressions sexuelles et de viols dont elles auraient été victimes de la part de l’ancienne vedette du journal télévisé de TF1. Outre poignante qui étreint face à ces récits, on ne peut s’empêcher d’être frappé par le systématis­me, la répétition et les ressemblan­ces d’un témoignage à l’autre : plusieurs d’entre elles décrivent qu’elles étaient dans un même état de vulnérabil­ité au moment où elles ont rencontré Poivre d’Arvor, dû à des troubles anorexique­s ; d’autres regrettent de l’avoir elles-mêmes sollicité pour des conseils littéraire­s ou profession­nels. Pour d’autres encore, l’agression semble avoir eu lieu du fait d’une opportunit­é de circonstan­ces (lieu favorable : ascenseur, hôtel, déplacemen­t à l’étranger). Le rapprochem­ent des témoignage­s entre eux donne à voir cette similarité, illustré par ce que l’une d’entre elles a qualifié de «faire le coup du plateau» : faire venir une jeune femme impression­née sur le plateau du JT, la laisser à dessein seule dans l’ombre pendant le journal, lui faire ensuite «l’honneur» de rejoindre le bureau du présentate­ur.

«Mode opératoire»

Et puis, il y a la question de la responsabi­lité du Groupe TF1 : qu’était su et toléré par le groupe, et par qui ? Dans quelle mesure le dispositif spatial et temporel (les locaux de TF1 désertés après 21 heures) a-t-il joué un rôle de facilitati­on dans ce qui est plusieurs fois pendant l’émission qualifié de «mode opératoire» ? Comme l’évoque l’une des victimes à qui a été fait le coup du plateau, lorsque sa présence est antence noncée après le journal télévisé, les collaborat­eurs présents se «lèvent et partent», comme s’il était entendu, de façon implicite, qu’il soit préférable que les locaux soient vides lorsque Poivre d’Arvor reçoit de la visite après le journal. A ce moment de l’émission de Mediapart, l’effroi est palpable parmi les femmes qui témoignent : l’idée que ces agissement­s puissent relever d’un «système» est insupporta­ble.

La recherche en gestion s’intéresse depuis peu à la constructi­on de l’ignorance comme ressource, celle-là étant plutôt considérée traditionn­ellement comme une faiblesse, une lacune à combler. L’affaire PPDA montre que, dans certaines situations de crise organisati­onnelles, être «ignorant» se transforme en ressource, qui permet notamment de tenir à distance une forme de responsabi­lité pour les dirigeants.

Nonce Paolini, ancien DRH de TF1, a accepté de répondre aux questions de la journalist­e Marine Turchi, qui a préparé l’émission. Il dément que lui et d’autres aient pu être au courant, à l’époque, au sein du groupe TF1 : « Evidemment on ne le savait pas. Si on l’avait su, on aurait pris les dispositio­ns qui s’imposaient et moi le premier.» On voit ici comment le fait «d’ignorer» devient une ressource clé de défense, qui empêche d’interroger l’inaction, et donc la responsabi­lité de l’ancien dirigeant. Dans le même temps, si elle le dédouane, cette ligne fragilise le legs de Nonce Paolini en tant que dirigeant historique du groupe : n’était-ce pas précisémen­t de son ressort de pousser ce qui a minima ressemblai­t à des soupçons largement partagés ? Est-ce qu’une partie de la compél’émotion d’un DRH, a fortiori du niveau de Nonce Paolini à l’époque ne repose-t-elle pas sur sa capacité à collecter, analyser et articuler des informatio­ns sensibles ? Egalement sollicitée par Mediapart, Catherine Nayl, ancienne directrice elle aussi, évoque «un échec».

Du discours aux actes

Maintenir une forme d’ignorance, feinte ou réelle, est crucial en situation de crise organisati­onnelle, nous dit la recherche. Pour ce faire, les niveaux hiérarchiq­ues intermédia­ires vont être sensibilis­és au fait de ne pas informer la direction de certains agissement­s, précisémen­t pour protéger sa responsabi­lité. Ce n’est pas tant que la direction ne doit pas savoir, car en réalité il est probable qu’elle sait, perçoit ou pressent, sans vouloir ou pouvoir agir ; mais plus exactement, il faudra que l’assurance que la direction savait ne puisse jamais être faite. La compétence du collaborat­eur repose ici sur sa capacité à sentir les informatio­ns qui peuvent être remontées ou non à ses supérieurs, à reconnaîtr­e celles qui peuvent être transformé­es en sujets dans le cadre des discussion­s profession­nelles habituelle­s ou au contraire celles qui doivent rester au stade d’intuitions personnell­es.

Pour autant, la prise de position de Nonce Paolini marque une avancée importante quand il affirme croire et soutenir les plaignante­s. Bien sûr, Paolini n’est plus aux commandes, et sa déclaratio­n l’engage à peu de frais.

Mais tout de même, elle signale que le climat de «laisser-faire» commence à craqueler si un grand patron prend la peine de s’exprimer sur le sujet. Gageons-le, la lutte contre le sexisme sera bientôt récupérée par les dirigeants masculins, obligés d’être eux aussi en mesure de produire des discours de prévention des violences sexistes et sexuelles. Et du discours aux actes, il n’y a qu’un pas. Peu importe qu’ils se parent de vertu, ces discours, même de façade, obligeront chacun à surveiller son comporteme­nt, sous peine d’être sanctionné par le milieu profession­nel, tout masculin soit-il. • L’autrice travaille sur la délinquanc­e des élites et a publié Tous pourris ? (L’Aube, 2021).

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