Poivre d’Arvor, les dirigeants et la stratégie de l’ignorance
«Nous ne savions rien», a affirmé Nonce Paolini. L’affaire PPDA montre que, dans des situations de crise, maintenir une forme d’ignorance est crucial pour dégager les chefs de toute responsabilité.
Mardi soir, dans une émission diffusée en direct sur le site internet de Mediapart, vingt femmes ont de nouveau témoigné au sujet d’agressions sexuelles et de viols dont elles auraient été victimes de la part de l’ancienne vedette du journal télévisé de TF1. Outre poignante qui étreint face à ces récits, on ne peut s’empêcher d’être frappé par le systématisme, la répétition et les ressemblances d’un témoignage à l’autre : plusieurs d’entre elles décrivent qu’elles étaient dans un même état de vulnérabilité au moment où elles ont rencontré Poivre d’Arvor, dû à des troubles anorexiques ; d’autres regrettent de l’avoir elles-mêmes sollicité pour des conseils littéraires ou professionnels. Pour d’autres encore, l’agression semble avoir eu lieu du fait d’une opportunité de circonstances (lieu favorable : ascenseur, hôtel, déplacement à l’étranger). Le rapprochement des témoignages entre eux donne à voir cette similarité, illustré par ce que l’une d’entre elles a qualifié de «faire le coup du plateau» : faire venir une jeune femme impressionnée sur le plateau du JT, la laisser à dessein seule dans l’ombre pendant le journal, lui faire ensuite «l’honneur» de rejoindre le bureau du présentateur.
«Mode opératoire»
Et puis, il y a la question de la responsabilité du Groupe TF1 : qu’était su et toléré par le groupe, et par qui ? Dans quelle mesure le dispositif spatial et temporel (les locaux de TF1 désertés après 21 heures) a-t-il joué un rôle de facilitation dans ce qui est plusieurs fois pendant l’émission qualifié de «mode opératoire» ? Comme l’évoque l’une des victimes à qui a été fait le coup du plateau, lorsque sa présence est antence noncée après le journal télévisé, les collaborateurs présents se «lèvent et partent», comme s’il était entendu, de façon implicite, qu’il soit préférable que les locaux soient vides lorsque Poivre d’Arvor reçoit de la visite après le journal. A ce moment de l’émission de Mediapart, l’effroi est palpable parmi les femmes qui témoignent : l’idée que ces agissements puissent relever d’un «système» est insupportable.
La recherche en gestion s’intéresse depuis peu à la construction de l’ignorance comme ressource, celle-là étant plutôt considérée traditionnellement comme une faiblesse, une lacune à combler. L’affaire PPDA montre que, dans certaines situations de crise organisationnelles, être «ignorant» se transforme en ressource, qui permet notamment de tenir à distance une forme de responsabilité pour les dirigeants.
Nonce Paolini, ancien DRH de TF1, a accepté de répondre aux questions de la journaliste Marine Turchi, qui a préparé l’émission. Il dément que lui et d’autres aient pu être au courant, à l’époque, au sein du groupe TF1 : « Evidemment on ne le savait pas. Si on l’avait su, on aurait pris les dispositions qui s’imposaient et moi le premier.» On voit ici comment le fait «d’ignorer» devient une ressource clé de défense, qui empêche d’interroger l’inaction, et donc la responsabilité de l’ancien dirigeant. Dans le même temps, si elle le dédouane, cette ligne fragilise le legs de Nonce Paolini en tant que dirigeant historique du groupe : n’était-ce pas précisément de son ressort de pousser ce qui a minima ressemblait à des soupçons largement partagés ? Est-ce qu’une partie de la compél’émotion d’un DRH, a fortiori du niveau de Nonce Paolini à l’époque ne repose-t-elle pas sur sa capacité à collecter, analyser et articuler des informations sensibles ? Egalement sollicitée par Mediapart, Catherine Nayl, ancienne directrice elle aussi, évoque «un échec».
Du discours aux actes
Maintenir une forme d’ignorance, feinte ou réelle, est crucial en situation de crise organisationnelle, nous dit la recherche. Pour ce faire, les niveaux hiérarchiques intermédiaires vont être sensibilisés au fait de ne pas informer la direction de certains agissements, précisément pour protéger sa responsabilité. Ce n’est pas tant que la direction ne doit pas savoir, car en réalité il est probable qu’elle sait, perçoit ou pressent, sans vouloir ou pouvoir agir ; mais plus exactement, il faudra que l’assurance que la direction savait ne puisse jamais être faite. La compétence du collaborateur repose ici sur sa capacité à sentir les informations qui peuvent être remontées ou non à ses supérieurs, à reconnaître celles qui peuvent être transformées en sujets dans le cadre des discussions professionnelles habituelles ou au contraire celles qui doivent rester au stade d’intuitions personnelles.
Pour autant, la prise de position de Nonce Paolini marque une avancée importante quand il affirme croire et soutenir les plaignantes. Bien sûr, Paolini n’est plus aux commandes, et sa déclaration l’engage à peu de frais.
Mais tout de même, elle signale que le climat de «laisser-faire» commence à craqueler si un grand patron prend la peine de s’exprimer sur le sujet. Gageons-le, la lutte contre le sexisme sera bientôt récupérée par les dirigeants masculins, obligés d’être eux aussi en mesure de produire des discours de prévention des violences sexistes et sexuelles. Et du discours aux actes, il n’y a qu’un pas. Peu importe qu’ils se parent de vertu, ces discours, même de façade, obligeront chacun à surveiller son comportement, sous peine d’être sanctionné par le milieu professionnel, tout masculin soit-il. • L’autrice travaille sur la délinquance des élites et a publié Tous pourris ? (L’Aube, 2021).