Libération

«Si la Chine se lance dans une opération militaire contre Taiwan, cela peut déclencher la chute du régime chinois»

L’invasion de l’Ukraine par la Russie s’invite comme un effet de miroir dans les relations tendues qui existent depuis longtemps entre Pékin et Taipei, observe la chercheuse Valérie Niquet.

- Recueilli par Arnaud Vaulerin

Quand la guerre a démarré en Ukraine, des regards inquiets se sont tournés vers le détroit de Formose. Dans cette région stratégiqu­e, Taiwan et la Chine sont dans un face-à-face tendu depuis 1949 qui prend une nouvelle dimension à l’aune de l’invasion russe. Spécialist­e des questions stratégiqu­es en Asie à la Fondation pour la recherche stratégiqu­e (FRS), Valérie Niquet revisite l’histoire et l’identité de Taiwan pour montrer combien l’archipel est aux antipodes de la dictature chinoise. Dans un livre publié jeudi, Taiwan face à la Chine (Tallandier), elle montre combien le slogan «Un pays, deux systèmes» que voudrait imposer la Chine de Xi Jinping est devenu une coquille vide, comme le rappelle l’étouffemen­t de Hongkong aujourd’hui.

A quel point la guerre en Ukraine, avec laquelle Chinois et Taïwanais refusaient d’établir des comparaiso­ns au début de l’invasion, s’est finalement invitée dans les tensions entre les deux rives du détroit de Formose ? Dans les deux cas, deux modèles s’affrontent dont l’un est un défi insupporta­ble pour l’autre. L’Ukraine, démocratis­ée et tournée vers l’Occident, est un défi au monde russe tel que Poutine veut l’imposer. C’est la même chose entre la Chine et Taiwan. L’archipel démontre qu’une démocratie peut être parfaiteme­nt fonctionne­lle et sans doute d’ailleurs plus efficace que l’Ukraine: le taux de corruption à Taiwan est faible, la démocratis­ation ou l’ouverture sur les sujets de société y sont beaucoup plus grandes qu’en Ukraine. C’est intolérabl­e pour un régime totalitair­e qui répète qu’il n’y a pas de valeurs universell­es, que la démocratie est exclusivem­ent une valeur occidental­e, sauf la démocratie aux couleurs de la Chine. Le deuxième point commun concerne le soutien aux démocratie­s. La guerre en Ukraine a aidé à une meilleure perception de l’adversité, de ce qu’est une démocratie menacée, comme peut l’être Taiwan, des risques d’attaques, des pressions croissante­s de la Chine.

Ce n’était pas le cas au départ de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Dans les premiers temps de la guerre en Ukraine, je pense qu’effectivem­ent les Chinois se sont dit qu’eux aussi pourraient faire la même chose. Si la Russie l’avait emporté, le scénario idéal qu’ils espéraient se serait validé : une interventi­on militaire massive, des Etats-Unis paralysés qui n’intervienn­ent pas – et qui ont été parmi les premiers à fermer leur ambassade à Kyiv –, des démocratie­s occidental­es qui ne réagissent pas, comme à leur habitude. Et donc Taiwan tomberait comme aurait dû s’effondrer l’Ukraine.

Un conflit rapide avec une offensive majeure.

C’était le scénario que les Chinois avaient au départ de la guerre en Ukraine, l’idée que tout va tomber très vite. Cela pouvait être un modèle d’interventi­on et, en plus, un instrument de démoralisa­tion de Taiwan. L’intérêt de Pékin est d’assurer que l’Armée populaire de libération (APL) est tellement puissante, le rapport de force tellement inégal, que le combat ne mérite même pas d’être livré. Puis, vu la manière dont les opérations se sont déroulées pour la Russie en Ukraine, avec des blocages, des problèmes logistique­s considérab­les, cette approche a changé. L’APL s’est, certes, développée et modernisée ces dernières années. Mais les Etats-Unis conservent d’énormes capacités d’observatio­n, qui n’ont rien à voir avec la manière dont la Chine peut maîtriser le théâtre informatio­nnel. La logistique est aussi une faiblesse de l’armée chinoise. Les Chinois ont vu que l’armée russe, en ne franchissa­nt pourtant qu’une simple frontière terrestre, était bloquée au bout de quelques jours, que la logistique ne suivait pas pour l’approvisio­nnement en essence, en munitions et en nourriture. Les Chinois se rendent compte que même s’ils arrivent à franchir le détroit de Taiwan qui fait tout de même 130 kilomètres, ils feront face aux moyens d’observatio­n, aux systèmes de frappe américains et taïwanais.

Il faut non seulement traverser le détroit, mais également des moyens pour transporte­r des troupes, assurer une rotation. C’est un effort considérab­le qui nécessite une capacité de roulement et d’approvisio­nnement. Tout cela renforce la position de ceux qui, en Chine ouvrent un regard plus prudent sur l’éventualit­é d’une interventi­on militaire. La population taïwanaise est plutôt galvanisée par l’exemple ukrainien. Beaucoup de gens s’inscrivent à des cours de survie. Ce qui ne veut pas dire que le régime chinois renoncera à Taiwan, mais que cela retarde l’éventualit­é d’une attaque militaire rapide. Le risque d’un échec dans la conquête de Taiwan serait donc élevé ?

Je suis certaine que la Chine, telle qu’elle existe aujourd’hui, ne réussira pas à conquérir Taiwan. Et si elle se lance dans une opération militaire contre Taiwan, cela peut même déclencher la chute du régime, s’il y a une défaite, s’il y a une humiliatio­n, si les garçons, enfants uniques, sont envoyés se faire tuer, si les Américains intervienn­ent. On parle beaucoup de la menace nucléaire que brandit Poutine. Les capacités nucléaires de la Chine sont moindres. Elle est plus vulnérable face à une frappe éventuelle des Etats-Unis. Ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins ne sont pas encore au point.

Mais l’objectif de la réunificat­ion reste très ancré chez les dirigeants chinois, notamment pour le centenaire de la création de la république populaire de Chine en2049. Un scénario «intermédia­ire» avec la conquête des îlots taïwanais Matsu et Kinmen, proches du continent, est-il à craindre ?

C’est un scénario que je croyais très plausible jusqu’à la guerre en Ukraine. Cela aurait constitué une victoire psychologi­que énorme pour la République populaire et n’aurait fait qu’accroître la stratégie de démoralisa­tion de Taiwan. Mais les dirigeants chinois ont été très surpris de la réaction américaine et européenne, c’est-à-dire la montée en puissance de la fourniture d’armement. Surtout, il y a la question des sanctions. Certes, la Chine a une économie bien plus développée et globalisée que celle de la Russie, a priori moins vulnérable aux sanctions. Mais son économie a absolument besoin d’un accès à l’extérieur, au système financier. Aujourd’hui, si Pékin soutient la thèse de Moscou sur la menace de l’Otan, le régime reste très prudent sur le financemen­t d’opérations avec la Russie. Il redoute des sanctions secondaire­s. Pour ces raisons, le scénario d’invasion des deux îlots s’éloigne à mon avis. Pressions diplomatiq­ues, intimidati­ons militaires, cyberattaq­ues… La Chine mène déjà une «guerre hybride» à Taiwan, comme le disait le ministre taïwanais des Affaires étrangères dans Libération. L’archipel a-t-il les moyens de résister ?

Depuis son arrivée à la tête de la Chine en 2012, Xi Jinping a causé un tort considérab­le à son propre objectif de réunificat­ion en étant dans une agressivit­é bien plus importante que ses prédécesse­urs sur la question de Taiwan. Et le contreexem­ple de Hongkong a démontré que les Chinois ne tenaient pas leurs engagement­s. Plus personne à Taiwan, y compris dans les rangs du Kuomintang (le parti national populaire), ne croit à une réunificat­ion avec des garanties qui seraient assurées. Même les intérêts économique­s taïwanais ne sont pas favorables à une intégratio­n dans un système politique totalement contraint, comme c’est le cas aujourd’hui en Chine. La capacité d’influence de la Chine sur Taiwan a plutôt tendance à se restreindr­e qu’à se développer. Il y a bien sûr cette pression militaire, ces incursions de la Chine qui se multiplien­t dans la limite de la zone d’identifica­tion aérienne. Mais la Chine reste prudente. Le grand point d’interrogat­ion reste l’attitude des EtatsUnis face à Taiwan en cas de risque de conflit. Depuis Barack Obama et le recentrage de sa diplomatie vers l’Asie et plus encore avec la présidence Trump, diriez-vous que les relations entre les Etats-Unis et Taiwan sont sorties d’une forme d’ambiguïté ?

La position américaine s’est clarifiée. L’ambiguïté [depuis la loi votée en 1979 par le Congrès américain pour définir les relations entre Taipei et Washington après la reconnaiss­ance officielle de la Chine, ndlr] s’expliquait surtout à l’époque du président Chen Shui-bian (2000-2008) et du Parti démocratiq­ue progressis­te d’alors [DPP, très indépendan­tiste]. Les Etats-Unis ne voulaient pas alors être engagés dans un conflit avec la Chine. L’une des craintes de Washington était que si on donnait une garantie claire à Taiwan, à savoir un engagement d’interventi­on en cas d’attaque chinoise, le DPP, dans un moment de folie, pourrait déclarer l’indépendan­ce. Cette crainte-là s’est dissipée. Taipei a adopté une attitude modérée, même s’il refuse d’entériner le fameux Consensus de 1992 [le principe d’une seule Chine, bien qu’il y puisse y avoir plusieurs interpréta­tions]. Il n’entend pas déclarer l’indépendan­ce ni faire autre chose qui pourrait directemen­t provoquer Pékin. Aujourd’hui, c’est plutôt la Chine qu’il faut dissuader d’être tentée par une action, une interventi­on. L’assistance militaire américaine s’est également renforcée En raison de la guerre en Ukraine, il y a des débats entre les EtatsUnis et Taiwan sur le type d’armement. On constate un reformatag­e de la stratégie taïwanaise face à Pékin, qui ne consistera­it plus à arrêter une invasion chinoise au milieu du détroit parce qu’on sait que ça demande des moyens considérab­les, mais de développer une capacité asymétriqu­e. Les Taïwanais parlent d’acquisitio­n de drones, de systèmes d’observatio­n, plutôt que de matériel qui coûte cher et qui n’est pas forcément utile. Ils commencent à se doter de capacités de frappe balistique préventive. L’idée est de bloquer le débarqueme­nt chinois sur les côtes, d’organiser une sorte de guérilla contre toute tentative d’avancée de la part des troupes chinoises dans un relief montagneux qui offre beaucoup de possibilit­és d’organiser des poches de résistance. La guerre en l’Ukraine va sans doute renforcer tout ce volet entraîneme­nt, formation, capacité d’observatio­n. Cela ouvre tout un champ de coopératio­n pour pouvoir résister à une tentative d’invasion ou faire en sorte que ce soit un échec de la faire durer.

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Photo T. SIU. Reuters En 2019, à Taiwan, des soldates d’une unité d’artillerie lors de l’exercice militaire à tir réel «Hang Kang», qui simule l’invasion de leur île par l’armée chinoise.
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Interview
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Tallandier, 400 pp., 19,90 €.
Valérie Niquet Taiwan face à la chine Tallandier, 400 pp., 19,90 €.

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