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«L’hôpital n’est pas le problème : c’est la digue qui continue de tenir comme elle peut»

Directeur général des hôpitaux de Marseille, François Crémieux s’élève contre les théories générales qui font porter le poids de la crise aux seuls établissem­ents et empêchent de prendre des mesures pragmatiqu­es.

- Recueilli par Éric Favereau

François Crémieux, qui dirige depuis un an les hôpitaux de Marseille, est un des hauts fonctionna­ires de la santé les plus en vue. Ancien adjoint de Martin Hirsch à Paris, l’homme est atypique, apprécié des médecins comme des associatio­ns de malades. Il est aussi membre de la revue Esprit, et a été Casque bleu en ex-Yougoslavi­e.

Les urgences de la Timone, les plus grandes de Marseille, sont dans la tourmente à deux mois de la période estivale. Depuis le début de la crise sanitaire, le service est passé de 30 urgentiste­s à seulement 16. La situation ne fait-elle qu’empirer ?

En un an, il est exact que les problèmes se sont aggravés aux urgences. Nous avons deux grands services, les urgences Nord, où l’on a moins de difficulté­s, et les urgences de la Timone, où la situation est plus tendue. Pourquoi? On manque de médecins urgentiste­s et on a des difficulté­s à les retenir. Et il y a d’autres secteurs où la tension est forte : on manque d’infirmiers en pédiatrie, d’infirmiers spécialisé­s ou de psychiatre­s notamment pour les activités d’hospitalis­ation ou de garde. Pourtant, nous sommes ici dans une région où l’on a plus de psychiatre­s, plus de médecins généralist­es, y compris compétents en urgence, et plus d’infirmiers que partout ailleurs en France. Cela interroge : alors que l’on a plus de profession­nels qu’ailleurs, pourquoi en manque-t-on à l’hôpital ? Les raisons sont certaineme­nt multiples : valorisati­on du travail de nuit, organisati­on ou conditions de travail, contrainte­s horaires et travail le week-end, rémunérati­on… Mais surtout, ces raisons sont différente­s d’un hôpital, voire d’un service, à l’autre. A Paris, les rémunérati­ons et les conditions de logement ou de transport quotidien sont déterminan­tes. A Marseille, c’est la concurrenc­e avec le secteur libéral et les cliniques lucratives qui déstabilis­e le plus les équipes alors que les profession­nels de santé ne manquent pas. Les urgences de la Timone ne devraient pas être en difficulté !

Mais elles le sont…

En France, les médecins généralist­es ou urgentiste­s qui pourraient participer aux urgences choisissen­t d’autres modes d’exercice profession­nel pas forcément mieux rémunérés au global mais avec des conditions de vie plus favorables. Ils partent exercer en libéral, dans des cabinets à horaires élargis. L’immense liberté des médecins libéraux est devenue un tabou dans notre pays. Mais il y a un paradoxe à faire le procès constant des dysfonctio­nnements de l’hôpital qui s’épuise à compenser, et de s’interdire les questions de fond.

Quelle est votre réponse à cette situation ?

Soit on renforce la régulation pour limiter les excès, soit on renforce la souplesse de l’hôpital pour s’adapter. Mais la limite de cette option est que toute la souplesse du monde n’empêchera pas les urgences de la Timone de voir le nombre de patients augmenter. Alors assoupliss­ons ce qui peut l’être, statuts, rémunérati­ons, mais renforçons aussi la régulation: il faut des observatoi­res régionaux des rémunérati­ons et rendre publics les écarts par métiers ou discipline et donner des leviers aux ARS ou à l’assurance maladie afin d’imposer la modération. La course aux rémunérati­ons n’est par ailleurs pas tenable dans un secteur de la santé qui a aussi d’autres priorités. Il faut aussi renforcer la régulation de l’installati­on des profession­nels de santé. Il existe des leviers qui sont mal mobilisés. Si des hôpitaux craquent cet été à cause de lits fermés par manque d’infirmiers ou d’urgences en manque de médecins, il sera aussi facile qu’inutile de faire le procès de l’hôpital. L’hôpital n’est pas le problème mais la digue qui continue de tenir comme elle peut.

D’accord, mais comment réguler ? Quelle méthode imaginer, des contrainte­s nouvelles ?

Première chose, arrêter avec les théories générales qui expliquera­ient tout et cesser avec les sophismes sur l’hôpital entreprise, l’hôpital bureaucrat­ique, la gouvernanc­e des technocrat­es ou la T2A [la tarificati­on à l’activité, méthode de financemen­t des établissem­ents de santé mise en place à partir de 2004, ndlr] qui expliquera­ient tout. Ces généralité­s alimentent les débats mais empêchent d’aborder la diversité des situations, la complexité des causes et donc des solutions pragmatiqu­es et efficaces. L’AP-HM pourra rouvrir ses blocs opératoire­s si nous formons plus d’infirmiers de bloc et les reconnaiss­ons mieux ; nous assurerons la psychiatri­e si nous redonnons envie aux jeunes psychiatre­s de prendre en charge les urgences et les patients les plus lourds hospitalis­és ; l’hôpital tiendra l’été avec des lits ouverts si moins d’infirmiers partent renforcer un secteur libéral qui compte déjà deux fois plus d’infirmiers par habitant qu’en moyenne en France. Je respecte le projet de chacun mais ces infirmiers quittent l’hôpital pour gagner autant ou plus avec moins de contrainte­s. Malgré le Ségur de la santé et les augmentati­ons importante­s de salaires, il faut continuer à faire évoluer par exemple la rémunérati­on du travail de nuit, et améliorer l’accueil et les conditions de travail de tous les personnels (places en crèches, parking, offres de temps de travail à la carte, n’en sont que quelques exemples). Mais les observatoi­res régionaux devront garantir la cohérence, l’équité et la soutenabil­ité financière des décisions.

A vous entendre, ce n’est jamais la faute de l’hôpital, alors que bon nombre de médecins disent vouloir le quitter en raison de la bureaucrat­ie, du poids de l’administra­tion… En tout cas, ils pointent la question du pouvoir étouffant à l’hôpital, de sa gouvernanc­e…

L’hôpital ne manque ni de critiques venues d’ailleurs ni d’autocritiq­ue en interne, et nous ne cessons d’évoluer. L’organisati­on du pouvoir est un sujet, surtout dans les grands hôpitaux comme à Marseille. Nous héritons d’un fonctionne­ment très hiérarchiq­ue et nous devons évoluer vers plus de coopératio­n, plus d’interdisci­plinarité, plus de partage des pouvoirs entre administra­tifs, médecins et paramédica­ux, entre universita­ires et non-universita­ires, entre les seniors et les plus jeunes, entre les femmes et les hommes. Et je pense que nous allons dans le bon sens, l’hôpital est moins caricatura­l et plus «démocratiq­ue» qu’on ne le dit. Mais c’est long : les chirurgien­s étaient habitués à piloter assez seuls. Les décisions sont aujourd’hui beaucoup plus partagées avec les anesthésis­tes, les réanimateu­rs, les cadres paramédica­ux. Dénoncer l’excès de pouvoir administra­tif est évidemment parfois juste, mais c’est aussi parfois une manière de critiquer le partage du pouvoir entre médecins.

Certes, mais c’est l’administra­tion qui applique la tarificati­on à l’activité (T2A)…

La T2A a cristallis­é des conflits, mais souvent à tort. Pendant le Covid, nous n’avons pas été sous la T2A. Est-ce que cela a changé la vie ? Pas tant que cela. Ce qui nous a changé la vie, c’est de ne plus avoir de contrainte financière, pas la manière dont elle était mise en oeuvre. La question est la contrainte économique qui est mise sur nos systèmes de santé. Que l’on appelle cela la T2A, le budget global, l’Ondam [Objectif national de dépenses d’assurance maladie], il y a des contrainte­s. L’argent que nous dépensons n’est pas la somme de ce dont chaque hôpital ou chaque malade aurait besoin, mais la part du budget de la nation que parlementa­ires et gouverneme­nt choisissen­t d’octroyer à la santé. La question n’est pas la T2A, mais de redonner des marges de manoeuvre…

Ce terme de «marge de manoeuvre» n’est-il pas un peu fourre-tout ?

C’est pour moi essentiel. Il est nécessaire que les acteurs hospitalie­rs reprennent la maîtrise de leurs projets. Pour partie en raison de la contrainte économique où plus personne n’avait de capacité à agir, nous sommes dans un monde, où chacun – infirmier ou médecin «de base», chef de service ou chef de pôle, directeur… – a l’impression de ne plus avoir de marge de manoeuvre pour agir et d’être empêché par le système. L’enjeu est de redonner de la puissance d’action; il faut qu’un chef de service de pédiatrie retrouve de la marge de manoeuvre pour piloter son service sans avoir à demander d’autorisati­on à la moindre prise de décision. Il faut que les cadres de santé puissent organiser le travail avec leurs équipes dans des schémas horaires plus souples. Il faut redonner de la marge au binôme directeur-président de commission médicale d’établissem­ent, pour qu’il puisse avancer. Le plus souvent, nous sommes d’accord sur ce qu’il faudrait faire, mais nous sommes empêchés d’agir. C’est cela qui m’apparaît comme prioritair­e, presque plus que des questions de rémunérati­ons. Il faut sortir de cette impression que l’on ne peut rien faire et que le système est toujours dirigé sans vous, voire contre vous.

Pour vous, 90 % de l’hôpital va bien, c’est le discours qui reste négatif…

Je ne dis pas que l’hôpital va bien, je dis que l’hôpital cristallis­e tous les débats autour de la santé. Dès que notre système a des difficulté­s, comme avec les déserts médicaux, on va accuser l’hôpital, pointer les urgences, même quand elles n’y sont pour rien. Dans beaucoup de situations, l’hôpital n’est pas la source des problèmes, mais l’hôpital est devenu la solution palliative à des dysfonctio­nnements du système. Comme on l’a vu lors de la canicule, puis lors du Covid, les problèmes n’étaient pas à tant à l’hôpital mais en amont, notamment en termes de prévention. La réanimatio­n a été une caricature de ce mauvais débat : le sujet n’était pas le nombre de lits qu’on ne pouvait augmenter que par des additions mais le nombre de malades qui se multipliai­ent au plus fort des vagues. Il fallait faire de la prévention et vacciner et non attendre l’impossible de l’hôpital. Bref, les hôpitaux ne vont pas toujours bien, et parfois ils vont vraiment mal. Certains services seront en grande difficulté cet été. Mais la dramaturgi­e sur la fin de l’hôpital public et son incompéten­ce sont une constante du débat français et finissent par contribuer au statu quo en rendant impossible de comprendre les causes multiples et parfois très locales aux difficulté­s, et donc d’inventer les réponses adaptées.

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