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UKRAINE La Crimée, sas de la guerre

La péninsule annexée par Moscou en 2014, où l’activité militaire est intense depuis le début du conflit, sert aussi de zone de transit pour des réfugiés ukrainiens en route vers la Russie.

- Par Paul Gogo Envoyé spécial en Crimée

Djankoï n’a certaineme­nt jamais vécu une telle effervesce­nce. Cette ville de30000 habitants du nord de la Crimée, située à une quarantain­e de kilomètres de la frontière ukrainienn­e, est constituée d’un hub ferroviair­e, d’un aérodrome de l’armée russe et représente un point clé du canal de Crimée, qui relie le Dniepr aux centaines de champs du nord et du centre de la péninsule. La cité est stratégiqu­e et c’est palpable. Dans toutes les supérettes, des soldats viennent acheter leurs cigarettes et les camions de ravitaille­ment en carburant déboulent toutes les 20 secondes dans l’avenue principale, de retour ou en direction du front ukrainien.

Igor Valentinov­itch est directeur de l’internat de la ville. Depuis le début de l’opération militaire, son centre accueille les réfugiés d’Ukraine fraîchemen­t sortis des zones de guerre par l’armée russe. Sur son bureau, il a placé un drapeau de Russie unie, le parti du pouvoir, et une tasse «ministre de ce qu’il reste». «Aux premiers jours de la guerre, plus de 400 personnes ont été amenées ici, aujourd’hui c’est plus calme. Ils se reposent quelques jours puis ils sont envoyés dans les régions russes.

Certains décident de rester en Crimée, ils ne s’attendaien­t pas à un tel accueil. C’est pourtant normal, nous ne sommes qu’une seule nation», affirme-t-il, soucieux de montrer qu’il maîtrise la situation.

l’eau monte

A quelques centaines de mètres de là, les amateurs de barbecues se multiplien­t.

L’eau est revenue dans le canal Dniepr-Crimée qui traverse la ville, l’armée russe ayant mis fin au blocus ukrainien aux premières heures de la guerre, en février. Depuis, l’eau monte, progressiv­ement: elle s’est élevée de plusieurs mètres avant d’être relâchée vers l’est. La station de pompage de la ville reprend

du service. «Des centaines d’emplois sont à la clé», assure un élu municipal qui ne souhaite pas être cité. Un employé de la station, au chômage technique depuis 2019 et le début du blocus ukrainien, n’en a pas cru ses yeux quand il a vu l’eau revenir. «On voyait que ça montait, puis notre chef a reçu l’informatio­n que l’armée commençait à relâcher l’eau. On a remis les pompes en marche, on a nettoyé le canal. Ça prendra plusieurs semaines mais les canaux secondaire­s seront alimentés cet été, les agriculteu­rs pourront reprendre leur production.»

précieux lien avec la Russie

Fortement militarisé­e depuis 2014, la Crimée est en état d’alerte totale depuis le début de l’opération militaire russe. Sur les routes de la péninsule, les véhicules militaires sont partout. Dans le ciel, fermé à l’aviation civile depuis début mars, on entend régulièrem­ent des grondement­s de bombardier­s et d’avions de chasse. A Sébastopol, 170 kilomètres plus au sud, pourtant très loin du front, des jets survolent la ville toutes les 20 minutes. Une corvette est également positionné­e à l’entrée du port militaire. La Russie craint des actes de sabotage sur ses navires de la flotte de la mer Noire, privée depuis le 14 avril de son navire amiral, le Moskva. Le 6 mai, la frégate Amiral Makarov aurait été touchée à son tour par un missile ukrainien.

Grand, maigre et d’un dynamisme à toute épreuve, Stas, trentenair­e, a fui Marioupol fin mars pour venir se réfugier à Sébastopol. «Ça bombardait tout le temps, les Ukrainiens tiraient depuis les cours d’immeuble donc forcément on se prenait les tirs retour», raconte-t-il, heureux d’avoir atteint la Crimée ensoleillé­e, vivant. Il montre sur son téléphone des toits détruits, des immeubles éventrés… «J’ai échappé au pire. On se réveillait tous les matins en vérifiant qu’on avait encore nos jambes et nos bras. Ensuite, la nourriture a manqué. Quand les soldats russes sont venus frapper aux portes pour nous demander de partir, je ne me suis pas fait prier !» Le jeune homme a quelques proches en ville, il s’est engagé comme volontaire pour aider les autres réfugiés parfois arrivés sans argent, sans vêtements. «J’ai hésité à m’enfuir par l’Ukraine, mais des amis m’ont dit que j’y aurais certaineme­nt eu des problèmes», dit-il, louant la solidarité des Criméens et des Russes. Sur la vitrine du local d’une organisati­on étatique qui aide les réfugiés, des dizaines d’entreprise­s ont collé de petites annonces, des promesses d’embauches pour les citoyens ukrainiens.

Dans le nord-est de la péninsule, Kertch vit sous la menace d’une attaque de son précieux et seul lien avec la Russie, le pont de Crimée inauguré en mai 2018 par Vladimir Poutine. «Avant, notre gare était un terminus, aujourd’hui c’est une porte d’entrée», sourit la cheffe d’une gare située à l’extrémité criméenne du pont. «Ce chantier a changé notre vie, assure la responsabl­e. Je pense que Poutine est l’homme d’Etat le plus fort du monde. Ce n’est pas que l’Ukraine ne s’occupait pas de nous avant mais ce n’était pas pareil. Mainte

nant on a plein de routes neuves, de ponts…»

système de sonars

Cette infrastruc­ture longue de 18 kilomètres est la manifestat­ion en dur de l’annexion de la péninsule. Quatre ans après son inaugurati­on, la guerre en Ukraine fait craindre une attaque surprise de ce symbole. En ville, l’armée et le FSB sont en alerte. Mi-avril, le responsabl­e du Conseil de sécurité ukrainien, Alexeï Danilov, avait déclaré que l’Ukraine sauterait sur l’occasion «si elle voyait une possibilit­é de frapper le pont de Crimée».

Le Conseil de sécurité russe a vite rétorqué que l’ouvrage était le plus protégé du monde. De fait, le dispositif est impression­nant. L’armée est positionné­e, camion en travers de la route, prête à tirer des deux côtés du pont. En mer, une unité de la Garde nationale veille en permanence, appuyée par un système de sonars installé aux pieds des pylônes. Côté Crimée, quelques kilomètres après le pont, des systèmes de défense antiaérien­ne S-400 et Pantsir-S sont également opérationn­els. Tous les piliers des ponts sont barricadés, et des centaines de caméras de surveillan­ce filment chaque recoin à 60 kilomètres à la ronde. Le 9 mai, Kertch, «ville héros» selon les titres décernés en Union soviétique aux villes martyres de la Seconde Guerre mondiale, a également eu son défilé militaire. Rappel que la guerre est une réalité proche, pompiers et jeunes du mouvement militaropa­triotique Younarmia ont comblé le manque d’hommes et de blindés à faire défiler.

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Dans les rues de Sébastopol, en Crimée, devant une affiche de propagande russe, en avril.
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Photo AFP

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