Libération

«Les Russes ont débarqué avec un irrépressi­ble sentiment de toute-puissance»

Ksenia Maslova raconte huit ans d’occupation russe en Crimée. Si la jeune femme de 27 ans habite à Kyiv depuis dix ans, sa famille vit toujours dans la péninsule annexée par la Russie en 2014.

- Recueilli par Margot Davier

La dernière story Instagram de Ksenia Maslova résume l’absurdité de la guerre en quelques mots : «Je viens d’accepter la demande en mariage de mon copain, juste avant que les sirènes ne retentisse­nt.» Un fugace moment de bonheur pour ce couple faroucheme­nt déterminé à vivre normalemen­t. Originaire de Crimée, l’Ukrainienn­e de 27 ans a vu son quotidien bouleversé en 2014, lorsque la Russie a annexé la péninsule. Ksenia Maslova raconte huit ans d’allers-retours entre Kyiv et sa ville natale, Yalta. Mais aussi les difficulté­s qui pèsent sur ses parents, la guerre, l’espoir.

«Je suis née et j’ai grandi dans la ville la plus au sud de Crimée, où ma famille est installée depuis quatre génération­s. J’ai déménagé à Kyiv en 2012, pour mes études, avant de participer, deux ans plus tard, à la révolution de Maïdan. J’y ai vu des gens mourir pour la première fois de ma vie. Contrairem­ent à ce que prétendent les Russes, ce n’est pas un mouvement nationalis­te, mais patriotiqu­e. Nous nous sommes battus pour obtenir plus de libertés, vivre dans un pays démocratiq­ue et nous débarrasse­r d’un régime corrompu. A l’époque, l’annexion de la Crimée a été extrêmemen­t rapide et terrifiant­e. La majorité des Ukrainiens n’ont pas réagi parce qu’ils pansaient encore leurs blessures de Maïdan.

«Mes parents se considérai­ent comme prorusses, au point d’inscrire mon frère aîné dans une école primaire russophone, jusqu’à la révolution orange de 2004, qui les a fait basculer du côté ukrainien. Ma mère a refusé le passeport russe, ce qui l’a privée de soins médicaux gratuits, uniquement administré­s aux citoyens de la Fédération de Russie. C’est dramatique.

«Les premières sanctions internatio­nales se sont abattues sur la Crimée il y a huit ans et nous ont coupés des systèmes bancaires ukrainiens, des entreprise­s étrangères, puis des services de poste et des médias ukrainiens. Sur la place Lénine, à Yalta, l’AvtoCafé est une pâle copie de McDonald’s, interdit en Crimée. Ma mère a créé un groupe Facebook de volontaire­s prêts à transporte­r nos paquets d’un endroit à l’autre.

«Ensuite, nous avons subi un racisme décomplexé, impulsé par la propagande russe. D’anciens camarades de classe de Yalta m’ont affublée de surnoms tels que “banderivka”, qui renvoie à l’idéologie de Stepan Bandera, nationalis­te ukrainien qui a collaboré avec les nazis, ou “vyshyvata”, dérivé de la vyshyvanka, un vêtement traditionn­el ukrainien. Sinon, ils m’ont traitée de nazie ou de fasciste, comme les Russes aujourd’hui.

«Je rendais visite deux fois par an à mes parents, jusqu’à l’annexion. Puis la dernière ville d’Ukraine desservie par le train est devenue Novooleksi­ivka, à environ 300 kilomètres de Yalta. Donc il fallait traverser la frontière à pied ou en taxi, une vraie galère, puis rouler jusqu’à Yalta. Toutes les connexions ont désormais disparu, même en voiture. Je n’ai pas pu voir ma famille pendant la pandémie de Covid-19 du fait de l’incompatib­ilité des vaccins Pfizer en Ukraine et Spoutnik en Russie.

«Mon voyage le plus récent remonte à l’hiver dernier. Les soldats russes se sont montrés particuliè­rement tendus et agressifs à la frontière, les contrôles ont duré plus de trois heures. L’abondante et nauséabond­e propagande du Kremlin provoque de la peur, du dégoût pour nous.

«Les Russes n’hésitent pas à vous brutaliser s’ils savent que vous êtes dépendants de leurs décisions. Leur violence explique pourquoi leurs troupes commettent autant d’atrocités. J’ai vraiment l’impression qu’ils ont débarqué sur notre terre avec un irrépressi­ble sentiment de supériorit­é et de toute-puissance.

«Depuis l’invasion de mon pays, des millions d’Ukrainiens sont devenus réfugiés, déplacés internes. Je ressens une empathie particuliè­re pour les habitants de Marioupol et de Kherson, parce que l’annexion de la Crimée et le référendum qui en a découlé m’ont arraché une partie de ma vie. Je veux m’investir sur le plan humanitair­e, contre l’occupation, qui n’est nullement une libération.

«Les terribles témoignage­s de Kherson me rappellent notre propre histoire : les Russes ont coupé le réseau cellulaire ukrainien, exactement comme nous. J’oublie souvent ce détail parce qu’il fait désormais partie de mon quotidien, mais mon téléphone ne fonctionne en Crimée que si j’achète des cartes SIM spécifique­s. «Jusqu’à l’invasion, je n’avais qu’un rêve : que la Crimée fasse de nouveau partie de l’Ukraine. Quand? Comment? Mes parents seront-ils encore en vie ? Impossible d’envisager un conflit à grande échelle lorsque l’on vient d’une ville paisible. Aucune forme de compromis ne sera tolérée par le gouverneme­nt ou le peuple ukrainiens, le prix à payer est trop élevé pour nous. Cette guerre ne peut se terminer tant qu’une solution n’est pas trouvée pour chaque ville.

«Au début de l’annexion, je ne comprenais pas le choix de mes parents de rester. Même mes amis de Kyiv croyaient que nous étions heureux d’appartenir à la Russie, une infime partie de la population de Crimée s’est dite prête à résister. Beaucoup de gens veulent vivre en Ukraine, sans nécessaire­ment abandonner leurs maisons. Je n’ai pas quitté Kyiv durant le siège de la ville. J’ai compris que parfois, c’est plus facile d’affronter la guerre de chez soi.»

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