Libération

«Les manuels de marketing sont remplis d’aveux d’échec»

- Recueilli par Sonya Faure et Thibaut Sardier Dessin Léa Murawiec

BDans un essai abondant sur ce qu’il qualifie de «savoir mou», le sociologue revient sur la genèse, aux Etats-Unis, de cette discipline et déconstrui­t l’idée d’une manipulati­on des consommate­urs.

randing, marketing politique, «marketing de l’authentici­té», contre-marketing, marketing «vert», «interactif», «marketing de soi». Comment cette science imparfaite, apparue dans les manuels destinés aux femmes au foyer anglaises de la fin du XIXe siècle, est-elle parvenue à mettre son nez dans tous les aspects de notre vie, ou presque? Le sociologue Thibault Le Texier, chercheur associé au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CESSP), retrace son histoire dans un livre profus, la Main visible des marchés. Une histoire critique du marketing publié en février (la Découverte). Auteur d’une précédente généalogie du management (le Maniement des hommes, 2016) et d’une contre-enquête passionnan­te sur «l’expérience de Stanford» (Histoire d’un mensonge, 2018), Le Texier a fait ce dont il raffole : plonger, décrypter et prendre au mot les discours des profession­nels et des milliers de pages des manuels de marketing américains. Il en tire une descriptio­n précise (et parfois cocasse) de la constructi­on du marketing aux Etats-Unis et une hypothèse contre-intuitive: le marketing n’a rien du rouleau compresseu­r et manipulate­ur qu’on décrit souvent. Car ce que les marketeurs savent vendre le mieux, c’est encore le marketing. En réalité, son histoire est aussi celle d’un «savoir mou», contraint de s’adapter à des consommate­urs pas si faciles à manipuler et de reconnaîtr­e ses échecs, nombreux.

On sent aujourd’hui l’envie de consommer autrement. Mais au fond, a-t-on encore le choix, face à la puissance du marketing ? Le marketing n’a rien d’une dictature, il n’en a pas les moyens ! Pour analyser ses ressorts, il faut sortir du schéma classique dominant-dominé car son pouvoir est en réalité limité, aussi bien dans ses prérogativ­es que dans ses résultats. Contrairem­ent à ce qu’en ont dit beaucoup d’intellectu­els, comme l’un des pères des relations publiques Edward Bernays qui insiste sur son «pouvoir de manipulati­on» dans le livre à succès Propaganda (1928), on a plutôt affaire avec cette discipline à un «pouvoir de réorientat­ion» du consommate­ur. On peut toujours vous dire d’acheter telle marque de saucisses… mais si vous êtes végétarien ou si vous avez envie d’acheter une autre marque, le marketeur ne peut rien: il n’a pas de bâton, juste des carottes. Les livres de marketing sont remplis de ces aveux d’échec. Le marketing est un levier de renforceme­nt social davantage que de transforma­tion. Il ne contraint pas, il persuade, incite, stimule, influe.

Il a tout de même le pouvoir de contraindr­e les consommate­urs : la domination des supermarch­és limite l’accès à des circuits et des produits alternatif­s.

Ces produits restent difficilem­ent accessible­s s’il y a peu de demande. Mais si celle-ci se développe, une entreprise va y répondre. C’est ainsi que fonctionne le système capitalist­e. En théorie, les produits présents dans un supermarch­é sont le fruit d’une sorte de sélection naturelle… On pourrait presque dire que ce sont les consommate­urs qui créent les supermarch­és.

Mais ils n’ont jamais voulu d’huile de palme dans leur pâte à tartiner, ou de viande de cheval dans leurs lasagnes. La chaîne marketing a bien une responsabi­lité.

C’est vrai, mais les consommate­urs veulent une pâte à tartiner bon marché, qui se conserve longtemps. Ils ne font pas tellement attention à ce qu’il y a dedans, jusqu’à ce que des segments de population se sensibilis­ent aux dangers de l’huile de palme. Peu d’entreprise­s ont la puissance marketing suffisante pour imposer, ex nihilo, un usage ou une demande. Une mode démarre souvent à leur insu, un peu comme les vêtements Lacoste qui ont été portés par les jeunes de banlieues sans que la marque l’ait anticipé. Les consommate­urs savent de mieux en mieux décrypter les discours marketing, ils s’en méfient et, grâce à Internet, ils peuvent partager leur déconvenue. Le consommate­ur est de plus en plus roi… même s’il n’est roi que quand il est consommate­ur, et qu’il est un roi isolé parmi bien d’autres rois. Cette ambivalenc­e oblige les entreprise­s à exercer un «art de gouverner» singulier, qui n’arrive à ses fins qu’en satisfaisa­nt ses sujets. On retrouve cette ambivalenc­e dans les manuels de marketing : «Il faut apprendre au consommate­ur ce qu’il veut», «il faut aider les consommate­urs à prendre les bonnes décisions d’eux-mêmes»…

Omniprésen­t, le marketing est peu étudié par la recherche, à l’inverse du management. Comment définir cette discipline qui va de la gestion du transport de marchandis­es à la pub télé ?

La publicité suscite beaucoup d’intérêt et d’attention, parce que c’est la face visible, bruyante et braillarde du marketing. Mais celui-ci ne s’y résume pas. La multiplica­tion des livreurs à vélo, les entrepôts à la périphérie des villes, tout ça, c’est du marketing. C’est simple, le marketing, c’est tout ce qui relie la sphère de la production à la sphère de la consommati­on. Il repose sur trois piliers: consommate­urs, produits et canaux. Il s’agit de «brancher» des consommate­urs sur des produits par le biais de canaux. Dès qu’une innovation technique apparaît, les marketeurs se jettent dessus, annoncent une révolution dans leur discipline et la nécessité de tout changer. C’est ce qui s’est passé avec Internet et le développem­ent du e-commerce… En réalité, la base de la discipline n’a pas changé depuis un siècle, et les personnes qui pensent le marketing chez Amazon pourraient discuter sans problème avec les marketeurs des années20: «Quel segment de consommate­urs allez-vous cibler ? Quelles sont vos politiques de prix ? Quels arguments mettez-vous en avant ?». Vu ainsi, Amazon n’est qu’une entreprise de vente par correspond­ance comme il en existe depuis cent cinquante ans.

Ce qui a changé, c’est la place prise par la distributi­on dans le monde actuel…

Elle est aujourd’hui plus importante que jamais, puisque nous sommes chaque jour moins autonomes : on produit toujours moins la nourriture que l’on mange, les vêtements que l’on porte… il y a une déconnexio­n de plus en plus forte entre les lieux de production et de consommati­on. L’équation du marketing est donc vitale. Le pire ennemi du marketing, c’est justement l’autonomie, dont on parle beaucoup mais qui reste ultramargi­nale : produire sa nourriture, rapprocher au maximum producteur et consommate­ur…

Pour vous, le marketing n’est pas une science. Pourquoi ?

Le discours marketing est développé par des chercheurs qui font le va-et-vient entre l’université et les entreprise­s privées. C’est un «savoir mou», qui se prévaut bien sûr d’un esprit rationnel et d’une certaine rigueur intellectu­elle, mais va puiser dans des discipline­s trop nombreuses pour en avoir une bonne maîtrise : psychologi­e, sociologie, démographi­e, ethnologie, etc.

Pourtant, il s’est beaucoup développé à l’université.

Paul Terry Cherington, l’un de ses pionniers, lance dès 1909 un curriculum à la Harvard Business School, école qui sera un centre incontourn­able de formalisat­ion de la rationalit­é marketing moderne. Les mar

keteurs revendique­nt l’aspect scientifiq­ue de leur discipline et produisent des manuels, des cours, des diplômes… Cette rationalit­é va légitimer leurs luttes de pouvoir au sein des entreprise­s, face aux ingénieurs et aux financiers. Car ils ont dû batailler pour s’imposer : ils ont pour cela intronisé le «consommate­ur roi», dont ils sont devenus le porte-parole officiel dans l’entreprise. Dès l’entre-deux-guerres, les entreprise­s recourent aux services de psychologu­es pour étudier les «attitudes» de leurs clients. Elles analysent aussi avec des sociologue­s des «villes test», ce qu’il y a dans les magasins, ce que les gens achètent, comment ils sont habillés, quelles voitures roulent dans la rue. Elles envoient des ethnologue­s frapper aux portes de leurs clients. Les sondages, enquêtes et statistiqu­es sur les habitudes des consommate­urs explosent dans les années 50. Beaucoup d’argent est investi dans la recherche en marketing, notamment lors de la guerre froide.

A l’origine pourtant, le marketing est une discipline domestique. Comment s’est-il diffusé hors de la sphère privée ?

A la fin du XIXe siècle, les livres de marketing enseignent à la ménagère l’art de faire ses courses et de bien choisir les produits, à bon prix, à une époque où la majeure partie du budget passe dans l’alimentati­on. Dans les années 1900, les producteur­s agricoles sont les premiers à se pencher sur la question de la distributi­on, parce que ce qu’ils produisent est périssable, fragile, pas toujours de taille standard et pas consommé de la même façon sur tout le territoire : à Boston, les oeufs bruns se vendent plus cher, mais à New York, ce sont les blancs… Les emballages aussi évoluent. Ils ne servent plus seulement à protéger les produits, mais aussi comme supports publicitai­res.

On est donc passé de l’art d’acheter à l’art de vendre ?

Plus encore : le marketing est une façon de se passer du vendeur. Longtemps, celui-ci a eu une importance centrale. Il conseillai­t, sélectionn­ait, emballait et marchandai­t le prix avec le client. Producteur­s, grossistes et négociants perdaient le contrôle de la vente. Le marketing leur permet de le reprendre. Si on propose des produits déjà pesés et emballés, si on appose une marque dessus et qu’on en fait la publicité, le consommate­ur peut exiger telle farine ou tel savon quand il est dans le magasin. Très tôt, les publicités indiquent : «Demandez ce produit et n’acceptez aucun substitut !» Des campagnes tentent de décrédibil­iser les produits en vrac en affirmant qu’ils prennent la poussière, sont manipulés par tout le monde et se conservent moins longtemps. Les clients n’ont plus de relations personnell­es avec les vendeurs, mais ils en ont avec les produits. Dans un supermarch­é aujourd’hui, il n’y a même plus de vendeurs, mais quelques caissiers et des manutentio­nnaires.

De quand date son essor ?

Après la Première Guerre mondiale, l’appareil de production développé durant le conflit est réaffecté au marché domestique, entraînant une profusion de produits dont il faut assurer l’achemineme­nt et la vente. On forme alors en masse des spécialist­es du marketing, on crée des départemen­ts dans les entreprise­s, mais aussi des cabinets de conseil, des cabinets de recherche en marketing, des revues et des associatio­ns profession­nelles, etc.

Le marketing s’est aussi intéressé à la politique. Peut-on vendre une personnali­té politique comme un produit ?

Oui, à condition de se rappeler que c’est un produit très particulie­r, qui ne se vend pas comme du savon. Jusqu’aux années 60, son usage est assez limité. Des sondages sont réalisés, mais plutôt en fin de campagne pour voir où en est le candidat, pas en amont pour définir une stratégie. Ce changement s’amorce dès les années 50. Pionnier, Eisenhower envoie plusieurs courriers tests, abordant des thèmes différents, et choisit pour principal thème de campagne celui qui obtient le plus de retours : la guerre en Corée. Des publicitai­res le conseillen­t : il enlève ses lunettes, évite de se pencher pour cacher sa calvitie, s’efforce de faire des phrases courtes, utilise des publicités télévisées… Depuis, les sondages ont pris une place prépondéra­nte : les politiques ne prennent plus aucune décision importante sans avoir fait un sondage pour savoir comment ça va rejaillir sur leur image. Des techniques de ciblage sont utilisées : on va chercher chaque segment d’électeur pour lui dire ce qu’il veut entendre, on délaisse les abstention­nistes, etc. Au risque qu’il n’y ait plus vraiment de grands débats nationaux. Et les partis politiques, qui servaient à faire émerger des candidats, mobilisaie­nt les militants, etc., ont perdu de leur utilité.

Et le «marketing de soi», est-il le stade ultime de la logique marketing ?

Le marketing de soi est une branche du développem­ent personnel qui cherche au départ, dans les années 60, à aider les jeunes cadres à trouver un emploi: comment se présenter, travailler sa gestuelle, rédiger son CV. Cela s’élargit ensuite à toutes les personnes en recherche d’emploi. Mais le marketing de soi reste cantonné à la sphère profession­nelle, on sent une réticence à appliquer cette technique commercial­e à des domaines plus intimes. Au fond, personne n’a envie de se vendre, d’être esclave de sa «clientèle», de s’adapter à une demande. Les barrières morales sont encore aujourd’hui bien vivaces : les réticences restent assez fortes à l’idée que tout se vend et s’achète.

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Le Texier
La main visible des marchés La Découverte,
656 pp., 26 €
Thibault Le Texier La main visible des marchés La Découverte, 656 pp., 26 €

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