Développer l’ambiguïté plutôt que la combattre
Si ce trait de caractère est l’ennemi du droit puisqu’il signifie plusieurs choses en même temps, il est présent en chacun de nous génétiquement : nous sommes l’union bâtarde et indécidable de deux identités différentes. Profitons-en !
Il y a un trait qui semble accumuler de nombreuses tendances culturelles et morales contemporaines: une haine de plus en plus systématique et généralisée de l’ambiguïté. Ce n’est pas seulement le besoin de clarté qui conduit à cette étrange attitude transculturelle. C’est avant tout un sentiment de danger qui en fait l’objet d’une suspicion universelle. Pourtant, tout ce qui vit est ambigu.
Il est difficile de définir précisément ce qu’est l’ambiguïté. Etre ambigu signifie d’abord, littéralement, au moins deux ou plusieurs choses simultanément : c’est ainsi que la rhétorique antique définissait comme ambiguë toute énonciation qui pouvait avoir plusieurs significations, souvent opposées. C’est précisément pourquoi l’ambiguïté a été le grand ennemi du droit pendant des siècles. Non pas parce qu’être ambigu signifie transgresser une norme, mais parce que l’ambiguïté rend impossible la définition précise de la nature et de l’identité d’un comportement, ou inversement la signification univoque du texte de la norme. Etre ambigu, c’est rendre chaque loi littéralement inapplicable: impossible à interpréter et donc impossible à suivre. L’ambiguïté est également l’ennemi du droit pour une autre raison. L’ambiguïté est, littéralement, la propriété de celui qui est simultanément deux choses : on est ambigu dans la mesure où l’on ne peut pas remonter d’un visage à une identité unique et univoque. Et en fait, chacun de nous l’est, même génétiquement: nous sommes l’union bâtarde et indécidable de deux identités différentes. Et quoi de plus ambigu qu’une mère : un corps qui en fabrique un autre, qui englobe deux visages, deux coeurs, deux sexes souvent différents, et qui fait de sa propre chair une monnaie d’échange capable de circuler sans pouvoir revendiquer aucun droit de propriété.
Et après tout, la culture n’est rien d’autre que la tentative de prolonger et de multiplier cette forme d’ambiguïté, en commençant par les artefacts les plus banals et universels dont nous nous servons: les vêtements. Un vêtement, en effet, n’est pas seulement un artefact. C’est une porte, un couloir, un vaisseau qui nous conduit dans un monde différent. Notre corps change soudainement d’apparence: il prend une nouvelle forme, qui ne fait pas partie de sa nature mais dans laquelle nous pouvons nous attarder pendant des heures. Porter une jupe, c’est ajouter une silhouette au profil dessiné par notre anatomie: nous participons soudain à une vie qui dépasse celle que nous avons reçue à la naissance. D’autre part, ce que cette vie supplémentaire nous permet d’exprimer est quelque chose d’antérieur et de plus personnel que ce qui est exprimé dans un geste ou une action volontaire. Si je porte un blouson de cuir noir, mon corps acquiert soudain des traits de virilité sans que j’aie encore rien fait –
sans que j’aie dit un seul mot, fait un seul mouvement – mon corps dégage une certaine aura. Chaque tenue nous entraîne dans cette étrange sphère, où notre identité existe après la nature – la forme qui nous a été donnée à la naissance – mais avant toute intention. C’est pourquoi la mode rend les corps si spéciaux et si ambigus. Une robe n’est jamais la révélation d’une nature – de quelque chose qui appartient à un corps pour des raisons nécessaires et physiologiques. Mais elle n’est pas non plus la simple expression d’une intention, car elle est beaucoup moins fragile que notre volonté.
C’est comme si, dans le seuil ouvert par la robe, nature et volonté, effort et spontanéité se confondaient pour un instant. Face à n’importe quelle robe, il est impossible de décider si un corps ment, se cache ou cherche au contraire à exprimer quelque chose d’authentique et de secret : grâce à la robe, la nature devient pour un instant l’objet de la volonté et l’intention devient une forme de notre corps et non un mouvement de la conscience. Tout est ambigu et l’identité semble se multiplier.
Nous devrions peut-être faire du vêtement le paradigme de tout artefact culturel : nous devrions construire une culture qui nous aide à multiplier l’ambiguïté au lieu de la combattre. Et la mode deviendrait à la fois le savoir et la pratique générale de la sociabilité humaine. Elle nous aiderait à faire de chaque objet le seuil par lequel nous confondons les destins d’infinies vies autres que la nôtre. Le trésor de l’ambiguïté est précisément celui-ci: celui de nous permettre de devenir, à la première personne, le carrefour de destins qui ne cessent de s’égarer les uns dans les autres.
Cette chronique paraît en alternance avec celles de Paul B. Preciado et Pierre Ducrozet.