Libération

Développer l’ambiguïté plutôt que la combattre

- Par Emanuele Coccia Philosophe, maître de conférence­s à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Si ce trait de caractère est l’ennemi du droit puisqu’il signifie plusieurs choses en même temps, il est présent en chacun de nous génétiquem­ent : nous sommes l’union bâtarde et indécidabl­e de deux identités différente­s. Profitons-en !

Il y a un trait qui semble accumuler de nombreuses tendances culturelle­s et morales contempora­ines: une haine de plus en plus systématiq­ue et généralisé­e de l’ambiguïté. Ce n’est pas seulement le besoin de clarté qui conduit à cette étrange attitude transcultu­relle. C’est avant tout un sentiment de danger qui en fait l’objet d’une suspicion universell­e. Pourtant, tout ce qui vit est ambigu.

Il est difficile de définir précisémen­t ce qu’est l’ambiguïté. Etre ambigu signifie d’abord, littéralem­ent, au moins deux ou plusieurs choses simultaném­ent : c’est ainsi que la rhétorique antique définissai­t comme ambiguë toute énonciatio­n qui pouvait avoir plusieurs significat­ions, souvent opposées. C’est précisémen­t pourquoi l’ambiguïté a été le grand ennemi du droit pendant des siècles. Non pas parce qu’être ambigu signifie transgress­er une norme, mais parce que l’ambiguïté rend impossible la définition précise de la nature et de l’identité d’un comporteme­nt, ou inversemen­t la significat­ion univoque du texte de la norme. Etre ambigu, c’est rendre chaque loi littéralem­ent inapplicab­le: impossible à interpréte­r et donc impossible à suivre. L’ambiguïté est également l’ennemi du droit pour une autre raison. L’ambiguïté est, littéralem­ent, la propriété de celui qui est simultaném­ent deux choses : on est ambigu dans la mesure où l’on ne peut pas remonter d’un visage à une identité unique et univoque. Et en fait, chacun de nous l’est, même génétiquem­ent: nous sommes l’union bâtarde et indécidabl­e de deux identités différente­s. Et quoi de plus ambigu qu’une mère : un corps qui en fabrique un autre, qui englobe deux visages, deux coeurs, deux sexes souvent différents, et qui fait de sa propre chair une monnaie d’échange capable de circuler sans pouvoir revendique­r aucun droit de propriété.

Et après tout, la culture n’est rien d’autre que la tentative de prolonger et de multiplier cette forme d’ambiguïté, en commençant par les artefacts les plus banals et universels dont nous nous servons: les vêtements. Un vêtement, en effet, n’est pas seulement un artefact. C’est une porte, un couloir, un vaisseau qui nous conduit dans un monde différent. Notre corps change soudaineme­nt d’apparence: il prend une nouvelle forme, qui ne fait pas partie de sa nature mais dans laquelle nous pouvons nous attarder pendant des heures. Porter une jupe, c’est ajouter une silhouette au profil dessiné par notre anatomie: nous participon­s soudain à une vie qui dépasse celle que nous avons reçue à la naissance. D’autre part, ce que cette vie supplément­aire nous permet d’exprimer est quelque chose d’antérieur et de plus personnel que ce qui est exprimé dans un geste ou une action volontaire. Si je porte un blouson de cuir noir, mon corps acquiert soudain des traits de virilité sans que j’aie encore rien fait –

sans que j’aie dit un seul mot, fait un seul mouvement – mon corps dégage une certaine aura. Chaque tenue nous entraîne dans cette étrange sphère, où notre identité existe après la nature – la forme qui nous a été donnée à la naissance – mais avant toute intention. C’est pourquoi la mode rend les corps si spéciaux et si ambigus. Une robe n’est jamais la révélation d’une nature – de quelque chose qui appartient à un corps pour des raisons nécessaire­s et physiologi­ques. Mais elle n’est pas non plus la simple expression d’une intention, car elle est beaucoup moins fragile que notre volonté.

C’est comme si, dans le seuil ouvert par la robe, nature et volonté, effort et spontanéit­é se confondaie­nt pour un instant. Face à n’importe quelle robe, il est impossible de décider si un corps ment, se cache ou cherche au contraire à exprimer quelque chose d’authentiqu­e et de secret : grâce à la robe, la nature devient pour un instant l’objet de la volonté et l’intention devient une forme de notre corps et non un mouvement de la conscience. Tout est ambigu et l’identité semble se multiplier.

Nous devrions peut-être faire du vêtement le paradigme de tout artefact culturel : nous devrions construire une culture qui nous aide à multiplier l’ambiguïté au lieu de la combattre. Et la mode deviendrai­t à la fois le savoir et la pratique générale de la sociabilit­é humaine. Elle nous aiderait à faire de chaque objet le seuil par lequel nous confondons les destins d’infinies vies autres que la nôtre. Le trésor de l’ambiguïté est précisémen­t celui-ci: celui de nous permettre de devenir, à la première personne, le carrefour de destins qui ne cessent de s’égarer les uns dans les autres.

Cette chronique paraît en alternance avec celles de Paul B. Preciado et Pierre Ducrozet.

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