L’évasion par le son
En prison, la musique, principalement du rap, est omniprésente. Un dérivatif indispensable pour les détenus malgré des conditions d’accès encore difficiles.
Elvis Presley chantait Jailhouse Rock. Johnny Hallyday racontait les Portes du pénitencier. Trust hurlait le Mitard. Si l’image du rock a longtemps été associée à celle de la prison, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le rap et plus largement les musiques urbaines sont devenus le centre d’intérêt premier des détenus dans les établissements pénitentiaires en France. «Cela peut paraître un cliché, mais beaucoup de détenus écoutent du hip-hop, commente Karl, 29 ans, détenu au centre pénitentiaire de Lille-Annoeullin. Tout simplement parce qu’ils viennent souvent de quartiers défavorisés et que les rappeurs racontent le vécu des gens dans ces quartiers. En prison, tous les autres genres de musiques arrivent loin derrière le rap et le hip-hop.» La population carcérale en France, 71 053 personnes au 1er avril 2022 selon le ministère de la Justice, se compose de 97 % d’hommes pour 3 % de femmes. Les détenus hommes se retrouvent dans les clichés (virilité exacerbée voire sexisme, criminalité, récit de trafics et d’exactions, réussite financière), comme dans les valeurs originelles (respect, antiracisme, solidarité) véhiculées régulièrement par le rap.
Quand une personne condamnée arrive en détention, elle est privée de tous ses biens. Elle peut juste garder ses vêtements du jour et son alliance si elle est mariée. Elle arrive donc en cellule sans rien et doit tout acheter. Selon la section française de l’Observatoire international des prisons, 22 % des personnes incarcérées sont considérées en «pauvreté carcérale», c’est-à-dire qu’elles disposent de moins de 50 euros par mois. Parmi les premières dépenses que les détenus engagent: la location d’un frigo, l’utilisation d’un téléphone fixe, l’accès à la télévision (environ 15 euros par mois et par cellule pour la location d’un récepteur et la connexion aux chaînes payantes). Le poste de télé est donc le premier moyen pour écouter de la musique. «Je regarde les clips sur M6, MCM ou CStar et j’ai découvert aussi des artistes sur des plateaux d’émissions, raconte Karl. Parfois, la nuit, j’ai vu des concerts de IAM ou de la Fonky Family», se souvient Julien, 30 ans, également détenu au centre pénitentiaire de Lille-Annoeullin.
Cantinage
Certains autres détenus, et c’est plus rare, se plongent dans les documentaires sur des musiciens proposés notamment par Arte. Pour avoir d’autres accès à la musique, les détenus doivent «cantiner», à savoir acheter différents produits et biens de consommation courante. Pour une chaîne hi-fi, un ordinateur, un lecteur DVD ou une console de jeux vidéo, qui peut servir de lecteur CDDVD, il faut établir un bon spécifique et avoir l’accord du chef de détention. «Après le frigo, la télé et le téléphone, la priorité, c’est d’acheter une plaque chauffante pour cuisiner et juste après, du matériel pour écouter de la musique», commente Julien. Karl a une chaîne hi-fi Philips, payée 50 euros, avec un lecteur CD, une radio et «un port USB» dit-il avec un sourire. Grégory, 33 ans, également incarcéré à Lille-Annoeullin, a lui opté pour une chaîne hi-fi Samsung à 180 euros. Julien dispose pour sa part uniquement d’un lecteur DVD, acheté 40 euros. La solidarité entre détenus fait aussi qu’un détenu libéré laisse la plupart du temps son matériel à ceux qui restent, qu’ils partagent leur cellule
ou leur coursive. Le détenu doit maintenant alimenter son matériel. Les familles sont autorisées à apporter des CD au parloir, mais ils doivent être neufs et sous cellophane. Cela a un coût et les détenus ont rarement des discothèques conséquentes dans leur cellule. Karl possède une cinquantaine de CD. Il reconnaît écouter de tout, «de Charles Aznavour au rap d’aujourd’hui, du classique au dancehall en passant par AC/DC ou Daft Punk». Grégory dispose de seulement une dizaine de CD et il lâche en rigolant : «Ce sont les détenus qui vont sauver l’industrie du CD !» Les détenus peuvent également emprunter des disques dans les bibliothèques des prisons. Au bâtiment B du centre pénitentiaire de Lille-Annoeullin, on peut ainsi trouver une cinquantaine de CD à la bibliothèque : Barbara, Sly&Robbie, Rufus Wainwright, Ozzy Osbourne, Magyd Cherfi, etc. Dans les Hauts-de-France, une dizaine de bibliothèques, sur les 28 installées en détention, mettent à disposition des CD. «Cela va se développer de plus en plus», précise Chantal Baudry, responsable culture, sport et activités à la direction interrégionale des services pénitentiaires (DISP) des Hauts-de-France.
CD et système D
Les détenus peuvent aussi évidemment se prêter des CD et encoder les morceaux sur leur PC ou leur console de jeux vidéo. Et puis, il y a le système D : «La musique circule beaucoup sur clé USB, même si les clés USB sont interdites en détention», confesse Karl. «Nous sommes bien au courant qu’il y a des clés USB, précise Anthony, 36 ans, surveillant à Lille-Annoeullin. Certains détenus ne sont d’ailleurs pas très malins… Dans le cas-là, nous confisquons la clé USB et nous devons rédiger un compte rendu d’incident.» Avec le risque pour les détenus de passer plusieurs jours au quartier disciplinaire, sans télé, sans musique, où seule la lecture est autorisée. Depuis quatorze ans qu’il est surveillant pénitentiaire, Anthony a pu constater la place de la musique en détention. «La musique anime les coursives toute la journée. Le matin, les détenus écoutent souvent la radio comme les personnes qui vont travailler à l’extérieur, ou ils écoutent des disques. Parfois, certains détenus collent même les enceintes de leur chaîne hi-fi à leur fenêtre pour inonder de musique la cour de promenade.» Si la musique adoucit la détention et permet de passer le temps, ce que disent tous les détenus rencontrés, elle peut aussi être source de conflits. «Notamment la nuit, avec l’intervention des surveillants pour faire baisser le son dans une cellule», témoigne Anthony.
La musique entre en prison également avec différentes activités proposées aux détenus. Des budgets sont alloués au niveau national par la direction de l’administration pénitentiaire et d’autres par le ministère de la Culture dans le cadre de la convention culture-justice (environ 500 000 euros au total pour les projets culturels). Chaque direction interrégionale des services pénitentiaires dispose également de budgets importants pour financer des projets toujours dans le cadre de la convention culture-justice.
L’ensemble des 187 établissements pénitentiaires de l’Hexagone est ainsi couvert avec des actions multiples et très variées. Des concerts sont organisés, en partenariat avec des institutions (orchestres et opéras nationaux), des salles de concerts ou des festivals. Par exemple, en mars, le groupe américain Beaux Gris Gris & The Apocalypse, programmé au festival Blues autour du zinc, s’est produit à la prison de Beauvais (Oise), et en juillet, le pianiste Pierre Réach va donner un récital au centre pénitentiaire de Lannemezan (Hautes-Pyrénées) en partenariat avec le Festival Piano Pic. Dans l’Essonne, à la maison d’arrêt de FleuryMérogis, plus grand établissement pénitentiaire d’Europe, c’est carrément un festival, baptisé «Fleury Days», qui est programmé. «C’est important de donner des habitudes culturelles en détention, comme avec la Fête de la musique», commente Chantal Baudry. Des ateliers de pratique d’un instrument sont aussi proposés, avec des conservatoires ou des associations, et certains détenus peuvent parfois faire rentrer un instrument dans leur cellule avec une autorisation spéciale du chef d’établissement.
Associations mobilisées
La musique en prison peut prendre beaucoup d’autres formes : des ateliers d’écriture de textes, chanson, slam ou rap, des conférences musicales, des rencontres avec des artistes, des ateliers radiophoniques, des apprentissages (de la musique assistée par ordinateur par le Walnut Groove Studio à la maison d’arrêt d’Amiens, dans la Somme). Dans le Nord, une formation à la sonorisation sur une semaine et la mise en place d’un concert à la maison d’arrêt de Dunkerque est organisée avec la salle de concerts les 4 Ecluses. A la maison centrale de SaintMaur, en périphérie de Châteauroux (Indre), l’association les Musiques de la boulangère a mis en place depuis1991 un pôle de traitement, de duplication et de numérisation de fonds sonores : une partie du patrimoine radiophonique public (France Culture, France Inter, etc.) y est sauvegardée pour le compte de l’Institut national de l’audiovisuel. «La culture, et la musique en particulier, est un formidable levier pour les détenus, analyse Chantal Baudry. C’est souvent une population à la marge de la société, qui n’a pas d’habitudes culturelles. Voir des concerts, participer à des activités culturelles, cela permet aux détenus de s’apaiser, de développer les émotions, de se cultiver, de reprendre confiance en soi et finalement de reprendre espoir».
Les prénoms des détenus et du surveillant pénitentiaire ont été modifiés.