Le jour où l’homme a fait pschitt
Un 2 juin, lorsque l’unique survivant de la disparition totale du genre humain découvre sa condition, débute un formidable récit fantastique et métaphysique. «Dissipatio H.G.», écrit par l’Italien écologiste et anarchiste en 1973, vient d’être réédité.
Après quelques centaines de milliers d’années, «5 000 guerres» et beaucoup de souffrances, «après tant de maladresse, ils sont partis avec élégance». Hélas, ou enfin. Qui ça ? Les hommes. Tous. Un 2 juin, à 2 heures du matin, sans cause apparente, ils se sont évaporés : «L’humanité, angélisée en masse (façon de parler) s’élève vers un empyrée. Tout se déroule en silence. Une fois n’est pas coutume, en silence et sans rhétorique. Un vol d’âmes, qui remplit candidement le ciel nocturne.»
Ont-ils rejoint l’enfer, le paradis, le Nirvana, le pays des 72 vierges ? On n’en sait rien. Simplement, ils ne sont plus là. Tous, sauf un, témoin malgré lui du monde d’après, où la vie continue, bêtes, plantes, pluie, vent, lumière, enfin débarrassée de «l’espèce polluante». Evidemment, le témoin est journaliste. Provincial, sans gloire. Comme l’Italien Guido Morselli, qui a écrit Dissipatio H.G. en 1973, il a publié quelques articles dans des journaux locaux. A la radio, dans un «débat», il a demandé: «Si la presse aspire à représenter l’opinion publique comme elle le prétend, pourquoi reste-t-elle le monopole du cénacle journalistique, qui dans notre pays ne compte pas plus de 150 personnes, directeurs et rédacteurs en chef compris ?» Il a proposé que le «corps du journal» soit laissé «à la collaboration des usagers, ou lecteurs». On l’a traité de fou. Mais ça, c’était avant. Désormais, le journal qu’il visite, désert, ne vit plus que par «les gesticulations insensées de ses linotypes». Dans une base américaine, il y a sur les tables des bouteilles de bière et de coca, des téléviseurs, des billards, un calendrier, un perroquet mort dans sa cage. A une frontière, deux fourgons percutés : «Mes phares éclairent, sans les intimider, des cortèges de rats ; ils vont et viennent dans un véhicule qui semble-t-il transportait des denrées à leur goût. Les deux cabines ne sont qu’un “amas de tôle”, comme disaient les comptes rendus d’accidents de la route. Heureusement, je n’ai pas à me soucier des “malheureux conducteurs”. A compter de la nuit du 2 juin, les accidents de la route sont inoffensifs et les bases de l’armée américaine aussi.» Il fait des provisions dans les hôtels, les magasins. Il se rasera «tant qu’il y aura du courant». Il traverse une exposition d’art contemporain: l’absence de public rend encore plus grotesques les installations qu’il décrit, par exemple celle où «deux jeunes filles, vivantes bien entendu, prenaient l’apéritif sur une plaque transparente suspendue à trois mètres au-dessus du sol».
«Clients biodégradés à 100 %»
Dans un hôtel, il observe que la «Dissipatio Humani Generis» (d’où le titre du roman, prétendument inspiré de Jamblique, un philosophe néoplatonicien né vers 250 après J.-C. dans l’actuelle Syrie) «a opéré une subtile distinction : les vanités terrestres ont beau être précieuses et fusionnelles (les bijoux), elles restent icibas, vouées à se corrompre ou à se perdre, tandis que les vêtements qui recouvraient les corps à ce moment-là ont partagé les sorts de ces derniers. Invasion de nylon, rayonne, viscose et autres fibres textiles dans les intermundia». Pour évaluer le temps qui passe, découvrant des fromages en décomposition, il invente le «chronofromage» : en trempant le doigt dans les moisissures, il saura combien de jours, de semaines, de mois ont passé. Méditant sur son sort et sur le sens qu’il peut lui donner, il parodie en français
une célèbre phrase de La Bruyère : «Tout a déjà été dit, mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer.»
Mais recommencer pour qui? Il a 39 ans, c’est un bel âge pour mourir, pour déprimer aussi. Son médecin, Karpinsky, lui disait qu’il souffrait «d’une fédération de névroses». Il finit par se baptiser «le Successeur». Il est célibataire et solitaire comme Guido Morselli, lequel était anarchiste, écologiste, croyant, et s’est suicidé à 60 ans, juste après avoir écrit ce roman. Le dernier homme a donc aussi survécu à celui qui l’a imaginé. Paradoxe : s’il n’a pas disparu, c’est d’abord parce que lui aussi a voulu se tuer; mais, contrairement à Morselli, il ne l’a pas fait. Ce 2 juin, à minuit et demi, il a quitté sur la pointe des pieds sa maison montagnarde, quelque part entre l’Italie et la Suisse, pour rejoindre une galerie située à 1 600 mètres d’altitude. Au fond de cette galerie, il y a un puits. Il faut plonger, traverser un siphon d’eau noire, et on rejoint «un lac fermé, dit de la Solitude». L’endroit lui a été indiqué par son berger, Giovanni. Lequel a disparu, comme tout le monde, avec sa femme. Plus tard, le Successeur va voir chez eux. Ils ont été «emportés pendant leur sommeil : les couvertures du grand lit conjugal sont encore tirées, tendues sur des personnes qui n’y sont plus. Ils ont laissé un creux en “se glissant” hors du lit, mais ils ne sont pas descendus sur le côté comme quand on se lève. Et une fois hors du lit, comment sont-ils partis, et pour où ? La porte est fermée à clé de l’intérieur, la clé est dans la serrure». C’est Pompéi vaporisé.
Guido Morselli, comme son personnage auquel il ressemblait tant, a une vision lucide, ironique et dégoûtée de la civilisation moderne, industrielle et bancaire. Cinquante ans avant nous autres, qui n’aurons peut-être pas la chance de nous volatiliser ainsi, avec une discrétion absolue et sans douleur, son personnage arpente l’infâme Chrysopolis désertée. C’est un double de Zurich, qu’il quitte pour rejoindre une mine où, se dit-il, des hommes sous terre ont peutêtre échappé à l’état gazeux : «A Klaus, là où ma vallée finit en plaine, je longe une usine. Sur son mur d’enceinte, une inscription à gros caractères : Nos détergents sont biodégradables à 93 %. Entretemps, fabricants et clients ont été biodégradés à 100%. Les bouquetins s’en sont rendu compte et en profitent.» Les descriptions précises et sarcastiques de l’espace civilisé débarrassé de ses créateurs et réinvesti par les créatures paraissent annoncer les joies du confinement.
«dans une réalité vide et compacte»
Il y a aussi, chez Morselli, un maillage de fantastique, de jeu et d’érudition qui évoque le grand et facétieux duo argentin Borges et Bioy Casares. On pense parfois aux Fictions, à l’Invention de Morel en lisant Dissipatio H.G., mais le narrateur et Successeur, lui, nie cette parenté : «Je dois me rendre à l’évidence : je suis bel et bien seul. Pas de fable, pas de satire en dentelle à la Borges, je suis plongé dans une réalité vide et compacte où les dédoublements en miroir, les labyrinthes et leurs issues, les maléfices à conjurer, les parénèses sous-jacentes n’ont pas de place. Tout est linéaire et à sens unique. Solide et sans prise, comme une vitre, et je n’y vois aucune allusion, sinon à ma misère, à mon ignorance, à ma totale inadéquation.» De l’art de faire basculer son propre sens de l’existence dans les caves de l’imagination.
Revenons à la grotte. Notre antihéros entre dans la galerie, rassuré par l’absence de chauve-souris, puis, «assis sur le bord du puits, les pieds ballants dans le noir, je me suis autorisé une gorgée de cognac. J’en avais emporté une demi-bouteille. A 1 h 15, une petite glissade sur les fesses et je serais dedans ; quelques brasses pour remonter le siphon, puis le saut définitif». Mais, au lieu de sauter, il médite ; et sur quoi ? Sur le fait que «le cognac espagnol n’a rien à envier au cognac français». Pour en conclure que «la gloire du cognac français est le fruit d’une suggestion collective, quoique séculaire. Ou, tout simplement, un des nombreux mirages de la publicité». Conclusion : «Je n’ai pas agi. J’ai été agi par l’organique, ce qui revient à dire : 85 kilos de substance vivante, qui n’obéissaient pas.» On a toutes raisons d’en finir, on boit le verre du condamné, et hop, le goût du cognac remet en marche la vieille machine cartésienne : on réfléchit, on soupèse, on pense donc on est, et on renonce à se tuer. Le narrateur remonte en surface, dans le noir, non sans se cogner la tête contre une roche. Au loin, le tonnerre et l’orage. Quand il rejoint sa vallée, les hommes ont disparu.
1973, c’est l’année du film Soleil vert, qui annonce un monde d’où le vivant disparaît, où les hommes se nourrissent sans le savoir de cadavres. La science-fiction apocalyptique bat son plein, au moment même où le monde choisit la mauvaise pente. Mais Dissipatio H.G. n’est pas un livre de sciencefiction apocalyptique. C’est une errance fantaisiste et métaphysique dans un univers où tout reste en place, à l’exception de l’humanité. Comme tous les grands dépressifs de talent, Morselli s’inspire avec une dérision sensible de son propre cas. Il y a de nombreux vases communicants entre son roman et son journal (non traduit). Il pourrait dire comme son personnage : «Sur ce que tout autre considérerait comme un océan de négation, l’horreur totale, je vogue dans ma barque de papier.»
Tous deux ont le même éclectisme intellectuel, le même goût défensif pour la psychanalyse, la même détestation de la finance, la même curiosité méfiante pour la sociologie : «Encore un axiome qui se voit démenti: “Nous ne pensons qu’en fonction des autres.” Le vieux Durkheim, un des pères du “sociologisme extrême”, allait jusqu’à dire que le concept consiste à soumettre l’individu au social : c’est comme si on proclamait : les fraises des bois sont nationalisées.»
Son 7.65, «Fiancée à l’oeil noir»
L’originalité de Morselli est dans ce mélange «organiquement faux», mais tellement ouvert, de faits observés et de situations imaginées.
Morselli était lui-même, semble-t-il, une fraise des bois : délicat, sauvage, fragile, poussant sur le talus à l’ombre des forêts montagnardes où il aimait marcher. Fils d’un industriel du nord de l’Italie avec lequel il ne s’entend pas, il bénéficie d’une situation assez confortable pour ne pas avoir à vivre des romans… qu’il ne publie pas, puisque les éditeurs les refusent tous. De son vivant, deux essais de jeunesse seulement seront publiés : Proust ou du sentiment (1943), Réalisme et fantaisie (1947). Ses proches ignorent qu’il écrit des romans.
Il est né à Bologne en 1912. Sa mère meurt en 1924, quand il a 12 ans. Sur pression du père, il fait des études de droit. A partir de 1938, il tient un journal, qui débute par ces mots : «Chez les hommes, il n’y a vraiment qu’une seule cohérence : celle de leurs contradictions. Je ne sais pas si l’on peut dire autre chose des femmes…» Ensuite, il est question de Galilée et de Copernic. Dès 1939, il rédige son épitaphe : «Il a aimé autant qu’il a pu, jamais il n’a haï.» Il n’aura ni femme ni enfant. En 1948, il dicte une deuxième épitaphe, puis s’installe dans une petite maison qu’il a dessinée lui-même, en montagne, dans la région des lacs italiens. Sauf pour mourir, dans la ville familiale de Varèse, il n’en sortira plus. Ses romans, écrits là-bas dans les années 60, sont tous refusés.
Certains lecteurs sont prestigieux : Italo Calvino, Carlo Fruttero. Le premier, dans une longue lettre chaleureuse et chantournée, rejette le Communiste au prétexte qu’il s’agit d’une fable desservie par son manque de réalisme : «Je crois que l’on peut faire de la littérature avec tout, la politique incluse, lui écrit-il, mais qu’il faut trouver des formes plus souples, plus sincères, moins organiquement fausses que celles des romans d’aujourd’hui.» Or, l’originalité de Morselli est précisément dans ce mélange «organiquement faux», mais tellement ouvert, de faits observés et de situations imaginées. Calvino paraît le comprendre, sans l’accepter. Les romans de Morselli sont publiés peu après sa mort, par Adelphi. Gallimard publie ensuite, sans succès, le Communiste et Rome sans pape. Cette oeuvre exclusivement posthume en fait aujourd’hui ce qu’on appelle un «auteur culte» : à la fois reconnu et pour happy few, plaisant et décalé, mineur et immédiatement reconnaissable, déployant un monde parallèle qui transcende le nôtre en injectant subtilement un excès de réalité dans un excès de fantaisie. Dans Rome sans pape, il imagine un pape irlandais, Jean XXIV, qui a autorisé le mariage des prêtres, dans un Vatican où l’on fume de la marijuana. Le narrateur est un prêtre suisse qui attend une audience toujours reculée. Il apprend, parmi cent autres choses, que «la météorologie modifie la foi» : «Dans les églises où fonctionne le chauffage central, on ne trouve pas d’ex-voto sur les autels. Ou de troncs à SaintAntoine.» Il note aussi que l’ONU a réclamé la zone nord du Vatican.
Le 19 février 1964, Morselli écrit: «A ma mort, aucun avis donné dans les journaux, ni par courrier. Les funérailles auront lieu dans l’église de la manière la plus simple, sans aucune solennité ni cérémonie, sans fleurs ni couronnes ou autres.» Le 15 décembre 1964, il ajoute : «Immédiatement après la mort, faire en sorte qu’un médecin administre une injection à mon coeur d’une nature telle qu’elle détermine si la mort a bien eu lieu. Ceci afin d’éviter la possibilité d’enfouissement de la personne vivante – en cas de mort seulement apparente.» Il lui reste neuf ans à vivre. Il en finit avec une balle de son 7.65, baptisé sa «fiancée à l’oeil noir». Est-ce parce qu’il a reçu le jour même deux paquets d’éditeurs lui renvoyant le manuscrit de Dissipatio H.G. ? Sans doute l’étincelle de trop, mais le gaz était ouvert depuis longtemps. Son personnage a noté : «Le suicide suppose un destinataire […]. Sans destinataire, je ne peux plus me tuer, tout comme je ne puis plus envoyer de télégramme.»