L’enfance d’un Kikuyu
Mémoires du Kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o
Un jour, Ngũgĩ confie à son ami Kenneth qu’il aimerait écrire des histoires comme l’Ile au trésor de Stevenson, «mais que pour cela, il fallait une autorisation pour écrire». Mais pas du tout lui a répondu Kenneth. «Je lui opposais que si quelqu’un écrivait sans permission, il serait très certainement arrêté.» Ngũgĩ wa Thiong’o était alors âgé d’une dizaine d’années. Bientôt, il allait passer les Kenyan Preliminary Exams, pour pouvoir entrer au lycée et, suivant son rang, faire la fierté de sa famille. Paru en anglais en2010, ce premier volume des mémoires de l’écrivain kenyan régulièrement cité comme prix Nobel de littérature relate son enfance, la pression de la colonisation et de la guerre qui le forcera plus tard à s’exiler pour poursuivre des études. Et, devenu écrivain, journaliste et engagé contre la «politique néocoloniale de l’establishment kenyan» à émigrer aux EtatsUnis après avoir passé un an en prison.
Né en 1938, «à l’ombre d’une guerre», dans une famille de 24 enfants, Ngũgĩ wa Thiong’o est le cinquième fils de la troisième des quatre femmes de Thiong’o wa Ndũcũ, son père, et de Wanjikũ, sa mère. Cinq huttes en demi-cercle dessinent le foyer familial, près de la ville de Limuru, non loin des plantations détenues par les blancs où ses frères et soeurs vont cueillir des feuilles de thé pour gagner leur vie. L’auteur décrit bien cette semi-conscience de ce qui se déroule autour de lui, trop petit pour comprendre les véritables causes du changement. Ainsi, les étables de vaches et de chèvres se vident, les arbres disparaissent pour faire la place à des champs de pyrèthre, et son père se retrouve spolié par un propriétaire africain qui a conclu un contrat écrit pour ses terres devenu supérieur à un engagement oral. «Nous étions maintenant des ahoi, des locataires à titre précaire. Que s’était-il passé pour que nous soyons devenus des ahoi sur nos propres terres ancestrales ? Les avions-nous perdues au bénéfice des Européens ? […] Mon père réfléchit-il jamais à l’ironie de la situation : perdre contre un propriétaire noir, produit du centre missionnaire blanc de Kikuyu, en vertu du même système qui avait créé les White Highlands en détournant les terres des Africains ?»
L’histoire et ses paradoxes interfèrent avec l’apprentissage de ce petit garçon joyeux et studieux, inquiet pour son frère Kabae enrôlé pour combattre sur tous les fronts de l’armée britannique, à Madagascar ou en Birmanie. Puis pour son frère aîné Wallace Mwangi, dit «Good Wallace», parvenu à prendre le maquis sain et sauf un jour d’avril 1954 pour rejoindre le mouvement des Mau Mau, qui lutte contre l’occupation anglaise au nom du peuple Kikuyu. Rêver en temps de guerre relate les prémisses du destin d’un futur écrivain, encore élevé dans la tradition, traversé par de nombreuses fractures. Et guidé par les mots de sa mère: mieux.»
Ngũgĩ wa Thiong o
Rêver en temps de guerre. Mémoires d’enfance Traduit de l’anglais (Kenya) par JeanPierre Orban et Annaëlle Richard, Vents d’ailleurs «Pulsations», 258 pp., 22 €.