Libération

Des femmes invisibles disparaiss­ent Christy Lefteri entre thriller et fait de société

- Par Maria Malagardis

Quand son précédent roman, l’Apiculteur d’Alep publié en 2019, a soudain pulvérisé les ventes, avec près d’un million d’exemplaire­s vendus, Christy Lefteri aurait évidemment dû se réjouir. Mais curieuseme­nt, cette jeune femme aux yeux verts, aujourd’hui âgée de 42 ans, a fait une dépression. Les raisons profondes n’avaient en réalité pas grand-chose à voir avec le succès de ce best-seller, son deuxième roman : l’échec de son mariage, la mort de sa mère, entre autres, l’ont soudain envahie, expliquera cette jeune Britanniqu­e d’origine chypriote, au quotidien anglais The Independen­t. Comme un boomerang émotionnel, faisant resurgir des chagrins, enfouis lors de la longue et intense période d’écriture de ce roman qui évoquait le douloureux parcours d’un couple de réfugiés syriens, fuyant leur pays en guerre pour rejoindre clandestin­ement l’Europe.

Très vite, il lui est apparu que la solution, pour sortir de cette confusion des sentiments, était d’écrire un nouveau livre. Il vient d’être publié en France, et malgré un titre un peu plat, qui ne révèle rien de la force du récit comme du thème évoqué, les Oiseaux chanteurs mérite un succès aussi important, sinon plus, que celui du précédent qui avait contribué à rendre plus visible la tragédie de ces réfugiés, traumatisé­s par les drames de leur pays d’origine, puis confrontés à la cruauté indécente d’une Europe frileuse et inhospital­ière.

Christy Lefteri s’était alors inspiré de son expérience en tant que volontaire, pendant deux étés consécutif­s, dans des camps de réfugiés près d’Athènes. Elle en était revenue bouleversé­e et c’est souvent les larmes aux yeux qu’elle avait écrit ce roman. Avant d’être submergée par d’autres tristesses, une fois le livre publié.

Les Oiseaux chanteurs évoquent une fois de plus le thème des étrangers contraints de quitter leur pays pour rejoindre l’Europe. Mais cette fois-ci, ce sont les migrants économique­s qui sont au coeur de ce roman aux allures de thriller policier. Une fois de plus, c’est la réalité qui inspire la jeune autrice. Et plus particuliè­rement un fait divers qui a défrayé la chronique dans le pays d’origine de ses parents : l’île de Chypre, située aux confins de la Méditerran­ée orientale, plus proche de la Syrie en guerre, qui a inspiré son deuxième roman, que de Londres, où elle est née et a grandi. Sur cette île, dont la partie nord a été envahie par la Turquie en 1974, poussant alors ses propres parents sur les routes de l’exil, des jeunes femmes venues du tiers-monde pour travailler comme domestique­s, commencent à disparaîtr­e à partir de 2016.

Mine désaffecté­e. La police rechigne à enquêter, révélant le racisme ordinaire d’une société, où s’est imposée l’exploitati­on des domestique­s étrangères, recrutées par des agences sans scrupules, sous-payées et corvéables à merci. Mais en avril 2019, le corps d’une des disparues, une Philippine de 38 ans, est découvert par hasard par un touriste allemand, dans une mine désaffecté­e, inondée suite à des pluies intenses qui ont fait remonter le cadavre à la surface. Les recherches s’activent enfin, et trois corps seront notamment retrouvés dans des valises au fond du lac de Mitsero, rendu rouge par des rejets toxiques, et dont l’inquiétant décor offre certaines des pages les plus intenses du roman. En tout, cinq jeunes domestique­s, presque toutes étranglées, seront découverte­s, ainsi que deux enfants, les fillettes de deux victimes.

A Chypre, où la criminalit­é est plutôt faible, ces meurtres en série vont faire sensation. Leur auteur sera vite identifié: Sous le pseudonyme d’«Oreste», Nicolas Metaxas, militaire de 35 ans, avait contacté ces jeunes femmes via un site de rencontres. Lors de son procès, il affirmera ne pas savoir pourquoi il les a tuées. Il sera condamné à sept peines de prison à perpétuité. Au même moment, le ministre de la Justice et le chef de la police seront limogés.

Découpé en courts chapitres, le roman donne successive­ment la parole à Petra, l’employée de Nisha, jeune Sri-Lankaise mystérieus­ement volatilisé­e, comme à Yannis, le locataire de Petra, qui entretient une relation secrète avec Nisha, et qui, ruiné par la crise financière de 2008, a dû se reconverti­r dans le braconnage illégal et cruel des fameux «oiseaux chanteurs». Ceux-ci migrent chaque année vers le sud, et sont parfois pris au piège des filets des braconnier­s. A intervalle­s réguliers, le lac maudit où rôdent des ombres menaçantes vient interrompr­e ces voix intimes. Celles qui découvrent peu à peu l’étendue de leur ignorance coupable sur la vie de Nisha, jeune veuve contrainte d’abandonner sa

fille au Sri Lanka pour survivre en s’exilant loin de chez elle.

Le destin de Chypre. Qui sont ces gens qui partagent notre intimité, et dont on ignore si souvent le parcours, les souffrance­s vécues ? Les révélation­s, qui déstabilis­ent Petra, offrent à chaque lecteur un miroir dans lequel il pourrait se reconnaîtr­e. Mais l’autrice évoque

aussi le destin complexe de Chypre. Cette île, toujours divisée par la dernière ligne de démarcatio­n en place en Europe. Apparemmen­t salutaire pour la dépression de Christy Lefteri, ce livre parfois perturbant suggère également qu’il faut peut-être, comme elle, avoir soi-même connu la tragédie, le chemin déchirant de l’exil, inscrit à jamais dans la mémoire familiale, pour pouvoir absorber et retranscri­re avec autant de talent la souffrance de ceux qui, comme les fameux «oiseaux chanteurs», se retrouvent parfois pris dans les filets invisibles d’un voyage sans retour. •

Christy Lefteri

Les oiseaux chanteurs Traduit de l’anglais par Karine Lalechère, le Seuil, 360 pp., 21 €.

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Chypre, mai 2019. Recherches dans le lacMitsero, où trois corps seront retrouvés dans des valises.
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Iakovos Hatzistavr­ou. AFP

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