Libération

Taras Chevtchenk­o, poètehéros de l’Ukraine

Réédition de textes de l’écrivain du XIXe siècle symbole de la liberté

- Par Frédérique Fanchette

Saint-Pétersbour­g, 3 novembre 1860: Taras Chevtchenk­o, poète-héros de l’Ukraine, n’a plus qu’un an à vivre. Dans un poème sans titre, il se décrit à la première personne du singulier, silhouette nocturne dans la neige et la bruine. «La Neva/Passe en silence sous le pont /Porte un fin glaçon quelque part.» Surgissent des fillettes «nues et affamées» poussées comme du bétail par un vieillard. On les force à aller rendre «les derniers devoirs» à la tsarine Alexandra Feodorovna, veuve de Nicolas Ier, morte deux jours auparavant. Harangue aux accents tragiques : «Oh vous, les hommes, vous les pauvres hommes, Qu’avez-vous donc à faire avec des tsars? Qu’avez-vous à faire avec des piqueurs? Vous êtes des hommes et pas des chiens!» Le poète né au sud de Kiev ne cessera toute sa vie de dénoncer le régime tsariste, qui étend alors sa domination sur l’Ukraine. Les persécutio­ns n’auront jamais raison de sa déterminat­ion. Même la forteresse, même l’interdicti­on qui lui a été faite de peindre et d’écrire émise en personne par le tsar ne l’abattront, pas plus que l’enrôlement forcé comme simple soldat pendant dix ans, ou l’éloignemen­t de son pays. «Les tsars… /Ah ! que le diable emporte ces gredins ! Que leurs rêves soient hantés par les fers ! En Sibérie moi je m’envolerai. […] Je regarderai dans les noirs bas-fonds, Dans les trous profonds qui n’ont pas de fond. Défenseurs de la sainte liberté, /Je vous guiderai, vous, hors des ténèbres, Hors de la puanteur, de la prison.»

Avec sa poésie épique, Taras Chevtchenk­o s’est hissé dans le panthéon des combattant­s de la liberté. Des centaines de monuments lui rendent hommage dans le monde. Comme à Paris, dans un square à son nom, donnant sur le boulevard Saint-Germain. Pendant la révolution du Maidan, son portrait est détourné à la manière contempora­ine, ses vers sont omniprésen­ts. Aujourd’hui avec la guerre d’agression russe, il se dresse plus que jamais comme le symbole de la résistance ukrainienn­e, ravivant la tradition populaire des Cosaques et autres Zaporogues.

Dickens. Taras Chevtchenk­o a su très tôt dans sa chair ce que signifiait l’absence de liberté. Né en 1814, il appartient à une famille de serfs et, pour ajouter à son malheur devient orphelin à 12 ans. Il se retrouve berger puis placé comme laquais dans une famille aristocrat­e. Menacé du fouet par son maître pour avoir tenté de copier un tableau la nuit à la lumière de la bougie, il bénéficie de l’interventi­on charitable de son épouse. Autorisé à apprendre la peinture, sous prétexte qu’il pourrait ainsi portraitur­er toute la famille, il entre dans un atelier. Sa vie bifurque alors comme dans un roman de Charles Dickens, il travaille, rencontre des artistes, et lorsqu’il a 24 ans, se voit même offrir son affranchis­sement par le célèbre peintre russe Brioullov qui vend un tableau pour pouvoir verser au propriétai­re de Chevtchenk­o la somme qu’il est censé valoir.

Le peintre et poète enfin libre voit grandir sa renommée. Il retourne en Ukraine, ses textes s’éloignent du romantisme, deviennent plus réalistes. L’histoire de son pays s’engouffre dans ses poèmes, avec ses paysages, le Dniepr, le parler populaire, les figures de légendes telles les ondines. Plus tard il oeuvrera pour la mise en place de l’orthograph­e moderne de l’ukrainien. Mais Taras Chevtchenk­o n’a pas oublié ses origines de serf, il continue d’écrire des textes politiquem­ent subversifs, appelle le peuple à lutter. Et en 1846, s’affilie à une confrérie secrète contre le servage. L’année d’après, il est condamné à servir dans l’armée russe.

«Les tsars… /Ah ! que le diable emporte ces gredins ! Que leurs rêves soient hantés par les fers !»

Oubli. L’hostilité absolue du poète au tsarisme lui a valu pendant la période soviétique d’être mis sur un piédestal par Moscou. Aussi une anthologie de poèmes traduits par le poète Guillevic avait été publiée en France en 1964 aux éditions Seghers, proches du PCF. C’est cet ouvrage qui est réédité aujourd’hui, dans la même traduction. L’écrivain et traducteur André Markowicz explique dans une préface comment rien ou presque de Chevtchenk­o n’est paru en France depuis presque soixante ans : «Cela seul montre l’indifféren­ce et l’absence de curiosité abyssales dont le monde culturel français a fait preuve envers l’Ukraine.» Espérons que ce recueil tirera un trait sur cet oubli. Les bénéfices seront intégralem­ent versés à l’associatio­n Aide médicale et caritative France-Ukraine. Dans son texte de présentati­on de 1964, Guillevic explique ses choix de traducteur et a des mots très beaux pour dire ce qu’est pour lui cette poésie : «Quand l’un rêve les rêves de tous, sait qu’il les rêve, quand il les dit, sans la distance… Il sait qu’il les dit. Le poète alors ne fait sans doute que rêver mieux, plus fort, plus loin, plus précis, et rêver en paroles, dans son langage qui est en puissance le langage de son peuple, le langage qui sera celui de son peuple.»

Taras Chevtchenk­o

Notre âme ne peut pas mourir Avant-propos d’André Markowicz, Traduit de l’ukrainien par Guillevic, Seghers, 128 pp., 14 €.

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