A Louis clos Andras porte le fer dans le noeud politique du langage de la Révolution
On nous avait dit : tu verras, ce n’est pas très long. De fait, 120 pages tout mouillé, pour un récit, c’est de plus en plus rare. Une telle brièveté n’est permise qu’à condition d’écrire dense. D’être poète dès la première phrase : «Là-bas où les armées de Vendée et d’ailleurs font sur la terre des contours de sabots…» Un alexandrin et un décasyllabe, un savant entrechoc de sonorités, une périphrase qui inscrit le récit dans l’ordre de la peinture ou de la fresque: car «faire des contours», qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire autrement ? On se demande assez vite ce qu’on est en train de lire : poésie didactique, épopée (la page 70 nous souffle cette dernière hypothèse, et quelques notations du type «Je ne veux rien inventer – ou seulement, s’il le faut, la couleur des oiseaux») ?
Manuel de survie
Le genre est historique: Danton, Robespierre et Desmoulins initient ce qu’on nommera la Terreur, tandis que, dans des chapitres alternés, la Révolution mène ses guerres (Vendée, Alsace) et la «mitraille […] pénètre la viande humaine et animale». Andras montre les jeunes politiques partagés entre inflexibilité théorique et clémence émue : il s’attarde sur Camille Desmoulins, le minoritaire de la bande en quelque sorte, moins glorieux, moins connu. En mars 1794, dans l’ultime numéro de son journal, le Vieux Cordelier, Desmoulins écrit en substance qu’«on n’attente pas à la vie des enfants du roi, on n’empêche pas les prisonniers de visiter leur famille, on n’arrête pas la femme pour les méfaits du mari, on permet aux détenus de se nourrir à leur faim, on n’outrage pas le condamné à mort, on ne blâme pas les dépouilles». Mauvaise idée. Il ne faut jamais surestimer l’intelligence humaine. Lucile, la femme de Desmoulins, sera guillotinée une semaine après lui. Le fils de Louis XVI aimait bien chanter la Marseillaise, mais on décapita le cordonnier qui avait entrepris d’en faire un citoyen lambda et, bref, «le petit roi est mort mutique et bouffé par la gale».
Raconté comme ça, Pour vous combattre pourrait sembler un brûlot réactionnaire, propre à faire pleurer dans les cryptes dionysiennes. C’est au contraire un manuel de survie pour révolutionnaires et insoumis, quand il s’agit de ne pas succomber à la tendance haineuse et identitaire qui sommeille en chacun de nous : délation, exclusion, condamnation, etc. Puisqu’on a remarqué que, dès qu’on s’engage dans une lutte, on passe plus de temps à essayer d’anéantir ses alliés qu’à reconnaître ses véritables adversaires. Et qu’en général ça finit mal (alliance objective). Donc il faudrait par exemple «qu’on autorise à la sottise la possibilité d’ exister et, plus encore, que les révolution na ires fassent montre de patience» (Desmoulins) ou bien (partie 4, chapitre 7) : «Il faut ici se figurer un fil de fer tendu haut dessus le vide. C’est le chemin que le député Robespierre entend emprunter : tracer un cadre, fixer des contours nets, se dresser en arbitre de la Révolution.» Mais tracer des contours nets, on l’a vu, c’est hélas un truc de Chouan.
Usage résilient du verbe
De même, en littérature, vaut-il mieux sans doute supprimer «le trait qui sépare le haut du bas» et préférer la dialectique. Il n’échappera pas au lecteur que Desmoulins a un peu les mêmes qualités qu’Andras : il «sait avec un talent que nul ne lui conteste saisir les mots puis les planter jusque dans les plus petits os de ses opposants». Le lecteur est-il un opposant ? C’est toujours mieux, disons, s’il ne se laisse pas complètement faire, s’il exerce un peu de résistance. Ou du moins si la lecture est pour lui un réglage de mots, un contrepoint à l’usage marchand de la langue. Mais pas comme entre ennemis, tout de même, chez qui la logomachie est forcément sanglante: «Les mots des uns invalident ceux des autres : pour qu’un chat reste un chat, il faut anéantir le camp qui vous fait face.» On dirait Twitter.
Avec ses personnages orateurs et graphomanes, Andras porte le fer dans ce noeud politique du langage. Que fait la pensée à la matière, comment le verbe se fait-il (et défait-il) chair ? «Et, dans ce silence, écrit-il à propos de Robespierre, m’apparaît son corps plié sous le poids de ce que son esprit allait ordonner.» Heureusement, à l’opposé du discours proféré, le texte écrit (celui de Desmoulins, entre autres) propose un usage résilient du verbe: il nous permet de «toucher ce que nos ennemis ont fini par faire de nous». Peut-être alors, se dit-on, Pour vous combattre est-il aussi un livre contre les dérèglements sociomédiatiques de la démocratie, et l’apocalypse apodictique de celle-ci.
Joseph Andras
Pour vous combattre Actes Sud, «Un endroit où aller», 176 pp., 17,50 € (ebook : 12,99 €).