Libération

Christian Astolfi et les chantiers de la gloire

- chargée d'administra­tion dans le secteur culturel Par Laura Le Gall

C’est d’abord le titre qui m’a plu. De notre monde emporté. J’ai pensé à une voix collective qui se ferait entendre d’outre-tombe. Qui était ce «nous» implicite auquel il faisait référence ? De quel monde s’agissait-il et comment avait-il été emporté? Balayé, arraché, comme on dit d’une tornade qu’elle emporte tout sur son passage? Ce monde qu’exhume Christian Astolfi, ce sont les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer, longtemps fleuron de l’industrie française et poumon de la ville varoise, que des milliers d’ouvriers ont fait tourner pendant plus de cent trente ans. On y pénètre par l’entremise du jeune Narval, embauché en 1972 comme graisseur. Il y rencontre des hommes qui, comme lui, se défont de leur nom d’état civil en arrivant le matin et s’appellent dans le monde de la «Machine» Cochise, Mangefer, Barbe, Filoche, l’Horloger. «En quelques mois, la Machine nous lie», dit-il. Sur les chantiers, tout est affaire de solidarité et d’incorporat­ion : Narval n’y travaille pas, il «en est».

Aucun monde n’échappe à la politique et l’histoire de celui-ci va subir de plein fouet les grandes désillusio­ns des années mitterrand­iennes. 1982 : les chantiers navals de La Seyne fusionnent avec ceux de Dunkerque et de La Ciotat. 1983 : le tournant de la rigueur sonne le «glas de l’embellie». Les carnets de commandes se vident, l’inquiétude et la colère s’installent. 1986 : Filoche donne «sa voix au borgne» aux législativ­es à l’issue desquelles, pour la première fois, le Front national envoie des députés à l’Assemblée nationale. Trois mois après, l’annonce du dépôt de bilan engage les ouvriers dans une lutte qu’ils ne gagneront pas. «Les chantiers étaient nos poumons, notre respiratio­n, notre coeur. Le jour où leur sang est devenu vicié, leur santé dégradée, leur état irrémédiab­le, c’est notre propre corps, par contagion, qui s’est infecté.» Se profile alors le spectre d’une matière autrefois tangible, manipulée, ingérée, incorporée, la «dame blanche» : l’amiante. Fléau invisible, elle frappe des années après et n’épargne personne : ceux qui ne sont pas atteints sont rongés par l’anxiété et la culpabilit­é. Les «frères d’insalubrit­é» comptent leurs morts et, dans la colère puis l’amertume, repartent dans un combat judiciaire. La tornade a deux visages : la désindustr­ialisation et l’amiante.

Le récit est fin, précis et empreint de mélancolie. Astolfi réhabilite la mémoire ouvrière sans éviter un questionne­ment qui émerge au fil des pages : celui de leur rapport au travail. «Et si votre maladie profession­nelle, c’était le travail ?» demande sa compagne à Narval. Les vers de Pablo Neruda en exergue apparaisse­nt à ce moment-là comme un lointain point de fuite: «Alors /sur le sommet des pins, /la paresse / apparut toute nue,/elle m’emmena, ébloui,/ et somnolent, /découvrir pour moi sur le sable/de petits morceaux brisés/de substances océaniques.» •

Christian Astolfi De notre monde emporté

Le Bruit du monde, 192 pp., 19 € (ebook : 13,99 €).

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France