Libération

«Rouge Doc >», du Proust vieilli en flux

- Par Mathieu Lindon

D«Les mots sont du miel. Versez le miel dans le pot. G s’imagine qu’il est un pot.

C’est vaguement sexuel.»

ans Autobiogra­phie du rouge (lArche, 2020), Anne Carson, née en 1950, racontait l’amour pour Héraklès de Géryon, le garçon rouge et ailé. Dans Rouge Doc >, elle «continue la suite de leurs aventures dans un style très différent et sous de nouveaux noms». A part de régulières apparition­s de poèmes titrés «Noces pour le cerveau» et qui ont la dispositio­n d’habituels poèmes, l’ensemble du texte se présente sur la page sous la forme de flux de moins de cinq centimètre­s de large qui ne connaissen­t comme ponctuatio­n que le point. C’est donc comme une bande sur la page qu’il faut lire le dialogue suivant : «Elle devient quoi ton autobiogra­phie dit Sad t’avais toujours le nez dedans à l’époque. J’ai laissé tomber dit G. Il ne se passait rien dans ma vie. Ils se regardent l’un l’autre et commencent à rire.» Parce qu’on rit dans l’oeuvre de la poétesse canadienne, et parfois aux moments les plus inattendus. «Pour G c’est un tel coup de poignard de jalousie et d’amour et de haine qu’il éclate de rire.»

Ce n’est pas la meilleure manière de définir Rouge Doc >, mais c’en est une : un recueil de devinettes. «Qu’est-ce qu’une culture? Une culture est ce qui approuve ou désapprouv­e les actions commises en son sein. Mais les approbatio­ns unanimes sont rares.» Ou : «De quoi est fait un trou» ? Réponse: «un trou est fait de lui-même.» Dans une des «Noces pour le cerveau»: «quelle est la différence entre/poésie et prose vous connaissez les vieilles analogies la prose/est une maison la poésie un homme en feu qui /la traverse en courant». «Les rimes ne guérissent personne», est-il écrit pour en finir avec une idée de la poésie. Tandis que: «Les mots peuvent tuer il dit la bouche pleine.»

Il y a divers personnage­s dans Rouge Doc >, en plus des deux prétendus héros : Ida, un troupeau de boeufs musqués, le chef d’un service hospitalie­r, l’homme qui vit avec cinq secondes d’avance ou Prométhée. Mais aussi Proust (le Seuil a traduit d’Anne Carson en 2017 Atelier Albertine) et le sexe. Proust apparaît vite et resurgit quand on ne l’attend pas. Le lire, «c’était comme avoir un inconscien­t supplément­aire». C’est sans doute pour ça qu’on peut écrire ces mots : «Elle ignore la lumière. Se réveiller ce sont des lignes d’obscurité qui graduellem­ent se transforme­nt en sons. Qui s’alignent.» Archéologi­e proustienn­e : «Mensonges petits mensonges demi-mensonges combinaiso­ns de mensonges degrés d’improbabil­ité qui mènent vers ou évitent le mensonge caractéris­é toutes ces couches de mensonges se sédimenten­t dans l’archéologi­e des réponses d’Albertine à des questions simples. L’aprèsmidi d’Albertine cette cité perdue dont le pauvre Marcel doit chaque soir exhumer fiévreusem­ent les indices éclatés et les preuves indéchiffr­ables pour trouver un tesson de vérité.» Et puis Proust l’écrivain, Proust l’inventeur : «Pas une solitude tranquille. Lui et elle. On fait entrer la machine à oxygène et on la branche. Ses paupières frémissent mais ne s’ouvrent pas. Il s’assied. Il fait chaud. Il y a une odeur. Proust a-t-il un verbe pour ça.» Et y a-t-il des verbes, des mots pour le sexe ? «Les mots sont du miel. Versez le miel dans le pot. G s’imagine qu’il est un pot. C’est vaguement sexuel.» Comment se débarrasse­r du vague ? «C’était comment il lui avait demandé après la première fois. Comme manger une tarte sans fourchette avait-elle répondu.» Puis c’est lui qui dit «l’amour est un gros tas d’herbe qui te pousse dans la tête et te rend stupide. Elle aurait préféré en rester à la tarte». L’amour, on déguste.

«Son professeur à l’école de médecine disait de lui que c’était un minotaure qui avalait les labyrinthe­s des autres. Très bien je ferai psychiatri­e il avait dit.» Chacun a une logique propre qui peut encore faire appel aux devinettes. «Pourquoi les oiseaux n’ont pas de bras ? — quand on est humain on vole avec les bras devant soi parallèles au sol. Pour diminuer la résistance à l’air. Bien sûr c’est épuisant.» De même que : «C’est épuisant la mémoire.» G est là avec son troupeau et ses ailes et des considérat­ions le dépassent. «La différenci­ation des doigts aux mains et aux pieds de l’embryon humain a lieu lorsque les cellules meurent à ces endroits. Nous trouvons tous assez pratique au quotidien d’avoir des doigts séparés mais soudain (on se croirait chez Proust) nos yeux se posent sur un vieux gant et nos yeux fondent en larmes.» Et puis, on se croirait chez Proust, le temps est une anaphore. «Le temps qui prend la Nuit par la main et se met en route avec elle en sautillant.» •

Anne Carson Rouge Doc >

Traduit de l’anglais par Vanasay Khamphomma­la, l’Arche «Des écrits pour la parole», 176 pp., 16,50 €.

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