Libération

A Nîmes un banquet pour déguster l’arôme antique

Lors des Journées romaines, début mai, les chefs Emmanuel Perrodin et Nicolas Fontaine se sont alliés pour une expérience gustative, en proposant neuf plats inspirés de la cuisine de l’époque.

- Par Kim Hullot-Guiot Envoyée spéciale à Nîmes Photos Arnold Jerocki

Profitant de la fraîcheur retrouvée après une journée dominée par un grand soleil, quelques citoyens déambulent dans les jardins de la Fontaine, à Nîmes (Gard) – ou plutôt à Nemausus, son nom antique. En attendant de s’attabler, lors du grand banquet prévu ce soir de printemps autour de la statue de la Nymphe à la cruche, certains salivent déjà en jetant un oeil au menu, inscrit sur du papyrus. Lors du gustatio, sorte d’apéritif, seront servis des ostrea apicio et de l’hyposphagn­i cochleae, que l’on fera glisser avec un mulsum, un vin blanc aromatisé au miel, à la cannelle et au laurier. Puis, lors du prima mensa, on aura droit au porcellum fartum et au piscis troainus – du porcelet farci et de la lotte –, tandis que le secunda mensa, consacré au sucré, promet de régaler de suauillum, mali et ceresa, que l’on arrosera de carenum, un autre vin blanc additionné de miel, de lie, de graines de fenouil et de poivre. Enfin, pour la dernière étape du repas, la comissatio, moment où l’on ressert du vin et des pièces salées afin d’aider à relancer la conversati­on, des genres de crackers aux herbes sont promis. Pour faire honneur à l’événement, certains ont revêtu leurs plus belles toges, sous lesquelles on aperçoit, çà et là une paire de Stan Smith. Avec les smartphone­s dégainés pour immortalis­er les mets servis, ces sneakers sont presque la seule marque que l’événement a lieu non pas sous l’Empire romain, mais bel et bien en 2022.

Dans le cadre des Journées romaines de Nîmes, événement majeur pour la ville pour ce qu’il draine de touristes, Edeis, la société qui y détient la concession des bâtiments romains (des arènes à la Maison carrée, un temple antique), a inauguré, le 7 mai, une nouvelle animation, ou plutôt une nouvelle expérience : celle du banquet à la romaine. Pour 80 euros par tête, 150 personnes – il n’a fallu que quatre jours pour que l’événement affiche complet – ont pu découvrir, grâce au chef nomade Emmanuel Perrodin et au chef doublement étoilé de Duende, le restaurant gastronomi­que de l’hôtel Albar de Nîmes, Nicolas Fontaine, ce qu’était la vraie cuisine romaine à travers neuf plats pensés selon la temporalit­é de l’époque, pour dépasser les images d’Epinal. «Il y a un gros fantasme sur le banquet romain, qui n’est pas du tout fait pour valoriser l’excès, explique Perrodin. Il y avait même des édits pour limiter le tropplein de démonstrat­ion lors de certains banquets publics. Il y a de l’opulence mais pas d’excès. L’essentiel de la population vit d’ailleurs de façon frugale.»

«L’idée, c’était de faire de Nîmes la capitale de la culture antique vivante, donc je n’imaginais pas le faire sans organiser un banquet historique, développe la directrice du développem­ent culturel d’Edéis, Isabelle Roche. On ne peut pas parler de romanité sans parler d’art de vivre. Et lors de grands événements culturels comme celui-là, la transmissi­on se fait aussi par la gastronomi­e.» «C’est une bonne façon d’entrer dans le monde romain, ce banquet, car les Romains ont une façon de dire le monde, de le comprendre, de le rendre intelligib­le, qui a profondéme­nt à voir avec la façon de le déguster, abonde Perrodin. Etymologiq­uement, le fait d’être sage a la même origine que le fait d’avoir du goût. On relève un discours comme on relève un plat, c’est le même vocabulair­e. Ça permet d’entrer dans la complexité du monde tel qu’il est vu par les Romains.»

Réalité historique

Outre les quelques toges mises à dispositio­n pour les convives amateurs de déguisemen­t, l’événement n’avait rien d’un pastiche disneyland­esque de banquet historique. Point ici de procession de princesses, pardon, d’empereurs, pas plus que de larges méridienne­s où se coucher : «Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui allonger les gens parmi des inconnus les mette dans une situation de détente», sourit Perrodin. Puisque le repas a lieu sur un site protégé, aux faux airs de la Villa Borghese à Rome, les convives ne sont pas non plus incités à jeter à terre morceaux de nourriture ou d’assiette, comme l’usage le voulait dans l’Antiquité. «La table est pour les Romains un espace symbolique essentiel, décrypte Emmanuel Perrodin. Normalemen­t, un banquet se fait à l’intérieur. Le plafond, la voûte étoilée, représente le monde des esprits, la table celui des hommes qui sont en train de vivre, et le sol représente le monde des morts. On leur offrait donc des reliefs ou des tessons de poterie qui avaient pu servir à la cuisson du pain, à la dégustatio­n du vin, ou des coquillage­s et compagnie, en les jetant à terre. Ça faisait partie du rituel, qui est extrêmemen­t important.»

Autre petit arrangemen­t avec l’histoire: exit les esclaves. «Un banquet, c’est avant tout beaucoup d’esclaves, c’est une grande mécanique. Les cuisiniers, qu’ils soient à domicile ou nomades, étaient un peuple d’esclaves, rappelle Perrodin, qui avait déjà imaginé par le passé un banquet romain avec le musée d’Histoire de Marseille, dans le jardin des Vestiges, ou encore un repas préhistori­que avec le musée de l’Homme à Paris. Le repas est un moment social important : ça se joue dans l’assiette mais aussi dans l’art de la table. Il y a au moins une dizaine d’esclaves différents spécialisé­s dans le repas, le service…»

Si, pour des raisons évidentes, l’organisati­on a transigé sur les esclaves, le reste de la soirée est pensé pour coller avec la réalité historique. Ainsi, les participan­ts n’auront trouvé à leur place ni sel classique ni poivre, mais un petit tube de sel marin additionné d’herbes séchées, comme l’origan, pour correspond­re aux assaisonne­ments romains. Ils ne trouveront ni couteau ni fourchette non plus, mais des cochlearia, instrument­s dont l’une des extrémités découvre une cuillère et l’autre une pique, pour saisir la viande –laquelle a été choisie particuliè­rement tendre pour en faciliter la dégustatio­n, explique Nicolas Fontaine, qui a préféré le cochon de lait au porc, plus dur. Et on peut utiliser ses mains sans être vu comme un ou une malpropre, au contraire, des rince-doigts agrémentés de plantes ont même été déposés à chaque place ; du moment que l’on se sert de la droite, jamais de la gauche, tradition oblige.

passés au crible

Pour éviter tout anachronis­me, les plats, fruits d’échanges entre les deux chefs, ont aussi été passés au crible par la spécialist­e de l’histoire culinaire antique Mireille Chérubini. «Elle nous a retoqués sur des points de détail mais qui sont extrêmemen­t importants, comme l’aubergine, qu’on voulait travailler mais qui était à l’époque considérée comme un poison, explique Perrodin. De la même façon, les agrumes existaient déjà, comme le cédrat

qu’on a utilisé, mais plus pour leurs feuilles pas pour leur jus.» «L’acidité, on l’a apportée par le vinaigre au miel par exemple, plutôt que par le citron», illustre Fontaine. Charge aussi au maraîcher de trouver en quantité suffisante de la valériane, herbe sauvage que l’on ramasse çà et là, si on a la chance d’en trouver, qui agrémenter­a une détonante salade mêlant menthe poivrée rustique, livèche, pourpier…

Quant au sanglier, présent dans une farce –un autre élément essentiel de la cuisine romaine–, et qui rappelle, d’aspect, le lièvre à la royale, c’est le père de Nicolas Fontaine qui a dépanné son fils et ses comparses, en ressortant in extremis quelques kilos du congélateu­r. Pratique, alors que ce n’est pas la saison du gibier. Les cuisiniers, s’ils ont voulu respecter l’esprit de la cuisine antique, ne se sont en effet pas privés des techniques contempora­ines : ils ont ainsi utilisé un siphon pour travailler un sabayon au céleri et fenugrec accompagna­nt une huître, plutôt que de s’embêter à le battre à la main comme leurs ancêtres cuisiniers le faisaient.

Leur inspiratio­n, ils l’ont piochée dans leurs lectures et leur expérience. L’une des huîtres servies lors du premier temps du repas, le gustatio, agrémentée de rillettes de sardine et de chair à saucisse –le résultat est divin–, a été inspirée d’une recette de Pierre Gagnaire, avec lequel Nicolas Fontaine travaille depuis dix-sept ans et dont Emmanuel Perrodin dit joliment que «sa cuisine est terribleme­nt romaine. Aujourd’hui, la cuisine a tendance à tout épurer, alors que Gagnaire ajoute. Dans les plats du banquet, on peut avoir jusqu’à trente éléments».

«Exhausteur de goût»

Autre curiosité pour les palais contempora­ins : les vins, que les Romains agrémentai­ent volontiers de miel et d’épices, dont ils étaient très friands, en raison de leur grande acidité. «On n’a pas prévu de plats aux goûts excessifs ou extrêmes, explique Fontaine. Mais les vins ont été recuisinés selon les codes romains.» «C’est la civilisati­on du vin. Pour un Romain, un buveur de bière ou d’autre boisson fermentée est un barbare, note de son côté Perrodin. Mais comme le vin est souvent du vinaigre, on allonge d’eau, d’épices et de miel, notamment pour les légionnair­es. C’est une façon de masquer les défauts des vins déviants…» Le résultat est étrange, loin des liquoreux muscats ou monbazilla­cs, mais avec si peu de corps et de tanins qu’on a l’impression de boire tout sauf du pinard. «On a parfois l’image d’une cuisine très sucrée à cause du miel, c’est vrai que c’est une cuisine douce, mais le miel est perçu comme un condiment : ce n’est pas un édulcorant, c’est un exhausteur de goût», précise encore le cuisinier.

Outre l’émulation intellectu­elle et le défi ludique que représente, pour les deux chefs, l’élaboratio­n d’un banquet historique, ces allers-retours entre l’Antiquité et le XXIe siècle leur ont aussi permis de se pencher sur des produits qu’ils utilisent peu d’habitude. De quoi les inspirer pour leur cuisine d’aujourd’hui et de demain. Comme l’oeuf d’oie, volontiers cuisiné par les Romains, et utilisé ce samedi-là dans le sabayon de l’huître. Nicolas Fontaine : «En général, avec la truffe, on utilise beaucoup l’oeuf. Or, là, j’ai trouvé que l’oeuf d’oie avait une puissance de goût, un côté gras, un goût de jaune d’oeuf très fort, j’ai directemen­t fait la connexion.» On pourrait bien le retrouver, cet hiver, à sa table nîmoise…

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Ostra apicio, carenum, porcellum fartum… Les convives découvrent le menu sur du papyrus.
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 ?? ?? On déguste avec des cochlearia, instrument­s dont l’une des extrémités est une cuillère et l’autre une pique.
On déguste avec des cochlearia, instrument­s dont l’une des extrémités est une cuillère et l’autre une pique.

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