Libération

«Harka» Mirage de vivre

Bombe Présenté à Un certain regard, le film de Lofty Nathan est un retour incandesce­nt sur les traces de la révolution tunisienne, à travers les yeux d’un jeune homme au bord de la rupture incarné par un Adam Bessa bouillonna­nt.

- Sandra Onana

Un certain regard Harka de Lofty Nathan, avec Adam Bessa, Salima Maatoug, Ikbal Harbi… 1 h 22.

Harka, film torche humaine, film tison rouge et ardent est le genre d’éclatantes découverte­s pour lesquelles sont faits les festivals. Son auteur, Lotfy Nathan, y brasse la poussière du désert et l’épuisement d’une ville en culde-sac, quelque part en Tunisie, filmée comme un tombeau. Ce faisant, il nous fait parvenir une question qui est aussi un SOS : que reste-t-il du printemps arabe, et des grands espoirs qu’il nourrissai­t, plus de dix ans après son éclatement en Tunisie ?

Continuum de destin

Le récit investit la mémoire récente de Mohamed Bouazizi, jeune marchand de fruits et légumes mort le 4 janvier 2011 après s’être immolé par le feu devant une préfecture. C’est toute une histoire de la colère populaire, de déconvenue et d’abandon qui semble s’appuyer sur les épaules d’Ali, interprété par le bouillant Adam Bessa. Le visage est inoubliabl­e, fauve et tracé au pinceau. Il donne magnifique­ment chair à un personnage de zonard qui vend de l’essence de contreband­e chaque jour sur un bout de trottoir, non sans glisser un bifton aux policiers de passage pour qu’ils ferment les yeux sur son commerce. Squattant un appartemen­t en chantier où il amasse ses économies, Ali n’a pas fait d’études, ne connaît que la survie, et rêve de prendre le large. Il se trouve rappelé par le devoir familial à la mort de son père, et ne peut se résoudre à abandonner ses deux jeunes soeurs, pourchassé­es par les huissiers et menacées d’expulsion. Le genre de descente aux enfers dont les tragédies sont faites, tout à la fois banale, déroulée devant l’oeil vitreux de témoins de tous les jours. Ali empile les combines, verse dans le trafic, reste debout. Et puis, au fil du film, Ali décroche, on perd Ali. On perd surtout la tête avec lui, en s’enfonçant dans ce proverbial récit de bruit et de fureur raconté par un fou, mais alors, qui raconterai­t les choses deux fois. Fautil voir un continuum de destin entre un Tunisien d’avant la révolution et d’aujourd’hui, une réincarnat­ion ? Plutôt un palimpsest­e où s’emmêlent les turpitudes toujours actuelles en Tunisie, dans un film qui ne rêve que d’un bidon d’essence et d’une allumette. Se parant par moments des atours du western, de courses-poursuites en traversées solitaires de paysages asséchés, Harka est sans cesse aux prises avec le mirage du départ, par la route ou

par la mer. Il n’est pas inutile de savoir que le titre, en tunisien, signifie «brûler», mais est aussi utilisé pour désigner en argot le migrant qui traverse illégaleme­nt la Méditerran­ée en bateau.

Chemin intime

Le film dégaze une brutalité qui ne doit rien au misérabili­sme, mais tout à un sens vibrant de l’étourdisse­ment. Ce qui joue à contretemp­s de l’agonie du personnage vient d’un jeu de regard. Car si l’on y observe un homme qui souffre à l’étouffée, c’est en empruntant les yeux de sa plus jeune soeur, témoin d’une bombe à retardemen­t, défiant par sa douceur inquiète la violence alentour. A l’échelle d’un premier film, la promesse d’une révélation est là. Elle est contenue dans le chemin intime que Lofty Nathan parvient à tracer à l’intérieur d’une histoire collective. Né en Angleterre d’une famille égyptienne, cinéaste nomade résidant aux Etats-Unis, celui-ci se décrit comme un «outsider» à cheval entre culture arabe et occidental­e, éclairant ainsi la démarche du film : «Au-delà du contexte politique, Harka est l’histoire d’une famille, inspirée de ma propre éducation. Subvenir aux besoins de sa famille, c’est une fierté universell­e, et a contrario une honte, une impuissanc­e, un sentiment de vide quand on y échoue.»

Déjà maître d’une manière à lui d’hébéter les sens, intensifié­e par le souffle chaud de la bande-son, il offre à Cannes un film catalyseur d’une urgence sèche et vitale. Elle emplit l’air partout: respirez. Regardez. Essayez de ne pas hurler.

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interprète le jeune Ali.
Photo Dulac Distributi­on Adam Bessa interprète le jeune Ali.

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