«Frère et Soeur», le cadet de nos soucis
Grimace Focalisé sur un conflit fraternel, Desplechin revient à l’autobiographie dans un film qui tourne au règlement de comptes.
en Compétition
Frère et Soeur d’Arnaud Desplechin, avec Marion Cotillard, Golshifteh Farahani, Melvil Poupaud… 1 h 48.
Le nouveau Desplechin va droit au but, il court vers son thème, sans prendre d’avance ni de retard sur lui. Suivant un seul fil à la fois, celui de la relation que nomme sans ambages son titre, il fait pour une fois un seul film. Terminé, les films «pile d’assiettes» fracassées une à une contre le mur, tel qu’il définissait les Fantômes d’Ismaël (2017) : il s’agit, mis «au pied du mur» (d’après une image et une réplique littérales), de se mettre à recoller les morceaux, d’apprendre à vivre dans les fêlures. C’est du moins ce qu’il veut faire croire.
Mythe. Un film de réconciliation, par l’auteur de Comment je me suis disputé ? Les adelphes de Frère et Soeur, Louis et Alice, Melvil Poupaud et Marion Cotillard, enfants de la familière famille Vuillard (ces Desplechin de plusieurs fictions), sont les parties d’une brouille vingtenaire, aux dimensions mythologiques. La haine qu’Alice voue à son frère, une rancune à la fois banale et mystérieuse, aux causes transparentes et énigmatiques, et qui a fait bannir son cadet de leur clan, est le sujet de ce feuilleton. Car c’est un film qui feuillette son thème, arrachant ou tournant une page après l’autre, avide de résolution. Desplechin se force à attendre, mais son désir de savoir la fin, d’avoir le fin mot avant ses personnages, avant le terme du récit, menace sans cesse – on ne se refait pas – de l’emporter. La façon, propre à toute son oeuvre, pour ses personnages, de se dire des horreurs d’un ton léger, d’un grand sourire (qu’A.D., à l’époque d’Un conte de Noël, disait avoir trouvé chez Howard Hawks), va ici jusqu’à la grimace. Il y avait le cinéma de la cruauté, voici celui de la méchanceté, celle, infinie, irrépressible, généralisée, de Frère et Soeur, sans cesse déguisée en son contraire, ou affirmée en amoralité : cette vertu revendiquée par Louis, un refus de toute politesse et de toute transcendance, qui garde toujours un avantage figuratif sur la bienveillance ultra-violente de sa soeur – car le film, faussement impartial, compte tous les points, rend tous les coups. C’est le portrait d’une sainte-nitouche: à charge, sous les dénégations. Desplechin veut fait croire qu’il filme des visages, que du champcontrechamp est possible, une reconnaissance mutuelle, mais il n’en filme que l’idée. Une idée de visage, c’est juste une abstraction, une formule qui prétend faire sortir de la haine une solution conceptuelle, agitée en tous sens sans jamais faire le saut, sans se mettre à regarder les personnages en face.
Frère et Soeur, dont tout le propos affiché est d’oublier un peu le cinéma (ou la littérature) pour enfin parler de la vie, sans défense et sans protection, fait l’inverse.
Il ne semble plus filmer aucun autre espace que stylistique, aucun temps autre que grammatical (le fameux «film à l’imparfait»). Le but est d’arriver à dire les choses, y parvenir, et s’en tenir là, enfin quitte, tout soulagé d’avoir fait rentrer dans ses phrases de cinéma toute l’inquiétude du réel, la douleur de soi et celle des autres, retraduites en mythe portatif, inutilisable par nous. Comme si les gracieux moyens mis en place par sa filmographie, un tome après l’autre, cette réserve de formes libres, de mythèmes biographiques et d’idiomatismes du ton, sur quoi Desplechin sait pouvoir compter pour qu’on continue de l’aimer, venaient se fracasser sur son sujet, sur quelque chose de plus grand que le film, ou qui échapperait à son savoir. Personne, ici, quoi qu’il en dise, ne semble prêt à pardonner.
Fureur. Cette soeur, la soeur de ce frère, défigurée par la fiction, réduite par le point de vue, malgré les prouesses de l’actrice à exercer quand même son droit à l’existence (à apparaître un peu, elle-même), semble rester là, hors du champ, hors du film, à le regarder – vivante quelque part et plus vivante que lui – prête à lui demander des comptes. Le frèrefilm fait bonne figure, mais il tremble, de peur d’en dire trop sur lui-même, sur sa propre haine, ici cachée derrière celle de l’autre, cette fureur qui, le visant, le justifie. Un film qui tremble de peur devant ce dont il veut parler, c’est un bien singulier spectacle. Mais il n’est pas près de l’avouer, alors qu’on est prêts à l’entendre. Après tout, qui n’a pas vécu ? Ne nous ferait-il pas confiance ?