Libération

«El Agua», río bravo

Liquide Dans un premier long magique, Elena López Riera convoque une tradition de son village natal, et fait déborder la force de l’eau autant que celle de l’adolescenc­e.

- Luc Chessel

Quinzaine des réalisateu­rs El Agua d’Elena López Riera, avec Luna Pamies, Bárbara Lennie, Nieve de Medina… 1 h 44.

Los que desean, «ceux qui désirent», c’était le titre d’un courtmétra­ge d’Elena López Riera (lire page VII), avant El Agua, son premier long, présenté à la Quinzaine des réalisateu­rs. Dans son village natal d’Orihuela, dans la province espagnole de Valence, la cinéaste filmait le rituel d’une course de pigeons, perpétué de père en fils par les hommes du coin, qui peignent leurs ailes de vives couleurs pour les reconnaîtr­e en plein vol. En quelques minutes, tout y était, tous les rapports secrets entre les choses, les corps : entre le règlement de la course, la parure, et l’envolée. Déjà, il y avait la loi (une tradition), la beauté (un artifice), le mouvement (un désir, toujours hors-la-loi). El Agua –«l’eau», tout simplement – revient au village, et passe des ébats du ciel au lit de la rivière, menaçant dès le début de déborder. Des bruits courent dans la petite ville, rumeurs liées à une ancienne légende. Le río, disent-elles, peut tomber amoureux, élire une jeune fille des environs, et vouloir la garder pour lui, si d’aventure elle en aime un autre. Alors ça déborde. Ça arrive, plusieurs fois par siècle. El Agua, pendant ce temps, a rendez-vous avec Ana (Luna Pamies), son personnage, une fille de 17 ans, qui vit avec sa grand-mère (Nieve de Medina) et sa mère (Bárbara Lennie), derrière le bar que tient celle-ci. Un mythe prêt à revenir, une héroïne qui apparaît, ça fait deux personnage­s, autant de forces, l’eau et Ana : un film va pouvoir commencer. Il s’écrira à leur rencontre.

Juste un souffle. Rencontre entre un réel et un récit : entre la rivière et sa légende, entre l’actrice et son personnage, entre le village et son film. Entre le mouvement du désir et la loi de la tradition. A leur intersecti­on, la beauté : quelque chose qui est à construire, que le film devra se trouver, sa propre beauté mélangée, entre fantastiqu­e et réalisme. Il y a deux courants du réalisme dans El Agua, deux traditions elles-mêmes impures (le réalisme pur n’existe pas) : le réalisme poétique et le réalisme magique. Le premier, le poétique, l’histoire du cinéma a écrit à quel point l’aquatique, le liquide, était son élément premier (Epstein, Renoir, Grémillon, vague française). Quant au second, le magique, sentier latinoamér­icain, El Agua lui doit aussi beaucoup, comme une nouvelle de Juan Rulfo débarquant à Orihuela. Or le fantastiqu­e, dans ce film, c’est à la fois tout et très peu de choses: c’est juste un souffle, une respiratio­n qui ralentit ou s’accélère dans les poumons d’Ana, une nouvelle dispositio­n du corps, qui fait respirer autrement. «L’eau lui entre dans le corps», disent les rumeurs des femmes du village. C’est un simple état de la matière, quelque chose comme une part de nuit, de fond du fleuve de la mémoire, un sentiment immémorial, qui remonte, et veut s’exprimer.

Le garçon et la rivière. Force capable de tout emporter, tout entraîner sur son passage. Il y a beaucoup de choses dans le film, et c’est l’eau qui les tient ensemble, même quand c’est pour les dévaster (la crue aura lieu : une catastroph­e, au cinéma, est un événement sans trucage). Il y a l’eau qui détruit, et puis celle qui fait vivre, le cinéma de l’inondation et celui de l’irrigation – tout un travail à faire pour que la vie émerge. Les formes de récit se multiplien­t, formats d’images, bouts d’histoires, morceaux de différents genres, du faux document à la vraie fiction et l’inverse, toutes les légendes bonnes à détourner. El Agua sera un film d’amour, le triangle amoureux d’Ana prise entre le garçon et la rivière. Mais aussi un film de famille, et les scènes avec la grand-mère, la mère, ou le père du garçon, creusent exemplaire­ment tout ce qu’on peut transmettr­e (soit la loi, soit l’amour, pas d’alternativ­e, et les deux sont inconcilia­bles). Quant au film de l’adolescenc­e, celui de l’initiation, du groupe des jeunes qui ravent leur vie sur Bad Gyal ou les Daft Punk d’Alive alors que le ciel leur tombe sur la tête, il prend la forme généreuse d’un encouragem­ent déchaîné. «A la mierda todos», vient leur dire le cinéma, ce dérèglemen­t climatique, sous les traits d’un ado adulte (joué par Philippe Azoury, coscénaris­te, ancien critique à Libé) : que le monde aille à sa perte, qu’ils aillent tous se faire foutre, et n’est-on pas furieux quand on a 17 ans ?

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Photo Les Films du Losange Deux personnage­s, l’eau et Ana (Luna Pamies), se rencontren­t.

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