Libération

«Don Juan», poli amoureux

Beau gosse Le film musical imagine le personnage de Molière obsédé par une seule femme. Déconcerta­nt et séduisant.

- Didier Péron

Cannes Première

Don Juan de Serge Bozon, avec Virginie Efira, Tahar Rahim, Alain Chamfort… 1 h 40. En salles.

Le séducteur ne saurait vouloir se marier car ce serait figer l’infinie succession des rencontres dans l’arbitraire d’un amour unique et une manière artificiel­le de prolonger l’intensité fugace de la passion érotique dans le temps long d’une règle sociale. Et pourtant ici, c’est bien à la mairie que l’on découvre le Don Juan de Serge Bozon. Laurent (Tahar Rahim) s’apprête à passer la bague au doigt de Julie (Virginie Efira) qui finalement ne viendra pas. Elle était dans la rue, en bas, et l’a simplement surpris en train de poser un regard pénétrant sur une passante. L’homme immédiatem­ent infidèle au serment de fidélité que pourtant il semblait vouloir endosser ou simple surinterpr­étation d’un regard vague et peutêtre rêveur? Du moins, elle se casse, disparaît et lui reste seul avec son chagrin, un amour désemparé et errant qui lui fait peu à peu croiser la même évadée sous différents aspects, d’autres personnage­s parfaiteme­nt dissemblab­les (coiffures, vêtements, manières de parler…) mais interprété­s par la même actrice.

Grincement­s. Le cinéaste, après Tip-Top (qui était une façon de revoir de fond en comble le duo de Sherlock Holmes et du docteur Watson avec deux flics femmes dans un commissari­at français) et Madame Hyde (Stevenson en version zone d’éducation prioritair­e), cherche encore à tramer l’inédit en abordant ou renversant un mythe littéraire archi-rebattu. Le grand séducteur volage, emporté par l’euphorie de ses conquêtes, revient chez lui sous une forme dysphoriqu­e de comédien ombrageux, qui ne semble lui-même pas tout à fait comprendre la nature de son désir, la portée véritable de son amour et encore moins pourquoi la femme qui l’obsède se dérobe ainsi après lui avoir été promise dans ce qu’il croyait être un sentiment de réciprocit­é totale. Le moment de l’union a construit une trajectoir­e d’isolement, le théâtre de l’harmonie s’est ouvert sur un champ de dissonance­s et de grincement­s. Au fond, il ne semble pas penser que Julie l’a quitté pour un autre, du moins, ce n’est pas le coeur de son angoisse. Il se heurte plutôt sous différente­s occurrence­s, dans ses rencontres de hasard ou lors de son travail de comédien en répétition (il doit justement jouer Don Juan), à l’opacité d’un monde qu’il ne comprend plus, tel un musicien contraint de jouer sans feed-back.

Lui croit qu’il donne mais rien ne lui revient en retour sinon le refus ou l’étrange fragilité de sa propre voix quand d’aventure, pour exprimer un sentiment plus profond, il passe de la parole au chant.

Laborantin. Car ce Don Juan est un genre de comédie musicale sans numéro de danse et sans performanc­e pop. Bozon, avec cette passion de l’expériment­ateur et de laborantin qui rend chacun des films si étrangemen­t implosifs, percute cette errance amoureuse d’un couple désaccordé de quelques chansons avec orchestres et dont il a demandé aux acteurs principaux qu’ils les interprète­nt en son direct. C’est particuliè­rement touchant dans le cas de Tahar Rahim, qui devient autre à chaque vocalise par la révélation d’une tessiture d’être qui ne peut se parer de l’aisance de la star aguerrie. Prise de risque que le cinéaste compare à une cascade exécutée sans doublure mais qui offre aussi au film toute sa beauté oblique, tant on sent aussi qu’il se sert de ce déséquilib­re pour troubler la virilité du beau gosse habitué à plaire.

Dans la deuxième partie du film, le thème de l’amant inconsolé se trouve débordé par une autre figure masculine, un autre thème, avec la présence d’Alain Chamfort dans le rôle d’un père dont la fille, abandonnée par Laurent, s’est suicidée. «Qu’est-ce qu’il faut leur dire aux jeunes filles qui vont partir ?» chantet-il au piano à Julie, qui se souvient de son propre père, pianiste de bar. Une même possessivi­té malade circule entre le fiancé éconduit et ce père endeuillé, filles et femmes n’existent pour eux que tant qu’elles sont implorées ou pleurées, vestales ou victimes, objet plus que sujet d’un fétichisme complément­aire. Le metteur en scène Bozon décompose les mouvements de ce marivaudag­e empêché avec cet art si spécial de l’impromptu, du rythme détraqué, du lyrisme sec. Le film désarçonne et captive tant il nous drague et nous largue, tout y advient avec la fraîcheur des premières fois et s’y pare aussitôt d’une froideur fatidique.

 ?? Photo Jean Louis Fernandez. Les Films Pelléas ?? Julie (Virginie Efira) et le Don Juan qui s’appelle en fait Laurent (Tahar Rahim).
Photo Jean Louis Fernandez. Les Films Pelléas Julie (Virginie Efira) et le Don Juan qui s’appelle en fait Laurent (Tahar Rahim).

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