Libération

Des villes et des champs, le rugby, c’est aussi de la sociologie

- Par Thomas Legrand Chroniqueu­r à «Libération»

A la veille du coup d’envoi de la Coupe du monde de rugby avec sa formidable affiche – les Bleus face aux All Blacks en match d’ouverture vendredi soir – osons un billet métaphoriq­ue à propos de l’équipe de France, pour décrire une face lumineuse de notre société. Osons nous regarder dans ce miroir embellissa­nt de l’ovalie. Cette analyse est souvent faite s’agissant du sport le plus populaire, le foot. Quand il gagne. «Black blanc beur» en 1998. On aimait notre image et ce qu’elle disait du pays. Mais tout le monde ne regarde pas le miroir avec le même oeil. Parfois, la polémique l’emporte parce que certains voudraient que les Bleus ressemblen­t à une certaine idée du Français moyen… «Black, black, black» pour le foot d’aujourd’hui. Et oui, une sélection nationale puise au coeur de la population qui pratique le plus le sport en question. C’est une sélection forcément sociologiq­ue. Le foot est roi en banlieues, dans les cités et en outre-mer, alors le 11 de France ressemble tout simplement à la population de ces territoire­s populaires. Et c’est ce qui est beau : tous les Français peuvent vibrer car la seule couleur qui compte, c’est le bleu.

Les grincheux et les racistes, qui considèren­t que tous ces noirs ne peuvent pas composer l’équipe de France de foot, n’ont jamais rien trouvé à redire quand quasiment tous les joueurs de l’équipe de France de rugby avaient l’accent du Sud-Ouest. Le XV de France a longtemps été le XV de cinq ou six départemen­ts seulement, en bas à gauche sur la carte. Et alors ? Après tout, l’équipe de France de ski doit comporter assez peu de Bretons.

La sociologie du rugby a largement évolué depuis 1987, date de la première Coupe du monde.

Elle est intéressan­te, parce qu’elle est désormais composée d’un mélange de deux France. La France rurale du Sud-Ouest (sa terre traditionn­elle) et la France urbaine des cités. Antoine Dupont a débuté à Castelnau-Magnoac, dans les Hautes-Pyrénées, Thomas Ramos à Mazamet, dans le Tarn, Cameron Woki à Bobigny et Jonathan Danty à Pantin, en Seine-Saint-Denis… Le plus gros réservoir de joueurs est désormais en Ile-de-France et, grâce aux efforts de clubs formateurs comme Massy, Bobigny, Pantin, une population nouvelle a découvert le rugby et ses vertus. Les éducateurs savent reconnaîtr­e dans ce sport si particulie­r, qui requiert courage, altruisme et créativité, de quoi occuper bien des gosses des quartiers et canaliser leur énergie. Le «jeu de rugby», comme aime à le dire le poète de l’ovalie Daniel Herrero, est une formidable école parce qu’il exige d’être «ensemble et soi-même, simul et singulus sur un terrain». La devise de la Comédie-Française semble faite pour le rugby.

L’équipe de France 2023 est le fruit de ce mélange sociologiq­ue entre la classe moyenne et rurale du Sud-Ouest, les cités francilien­nes et l’outre-mer. Forçons un peu la métaphore puisqu’elle sera de toute façon filée et que l’imagerie du rugby TF1 (le clip de présentati­on de l’équipe) met un peu trop outrageuse­ment le rural à la sauce Pernaut en avant. Soulignons qu’à l’heure où il est à la mode d’opposer la France rurale – sensément enracinée et travailleu­se – à la France des cités – forcément émeutière ou assistée – au moment où l’on parle de France archipélis­ée, ce XV-là, citadin et rural, cohérent, solidaire, efficace, prouve qu’avec un beau projet on peut embarquer tout le monde. Les impression­nantes audiences télés des matchs de l’équipe de France prouvent que cette équipe-là en particulie­r, sous l’égide de Fabien Galthié, l’homme à grosses lunettes, à la fois rigoureux, énigmatiqu­e et hypersensi­ble, a quelque chose de plus. Ce groupe semble avoir un truc, une cohésion particuliè­re. Ces gaillards de toutes tailles et de toutes couleurs ont l’air de s’aimer, de s’amuser. Ils pratiquent un jeu à la fois spectacula­ire et efficace. Mettez sur vos oreilles les écouteurs d’Antoine Dupont et vous entendrez (dixit une interview à Mouloud Achour en 2022) Damso ou Oboy, le rappeur grandi à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne). Bref, ce qu’écoutent tous les gamins de son âge, de la ville ou de la campagne. Puisqu’il est dans l’ordre des choses de faire des rapprochem­ents (souvent hasardeux) entre le jeu des XV nationaux et les caractères de chaque pays (le french flair, le fighting spirit irlandais, le réalisme anglais…) allons y franco : la France de Dupont, c’est un mélange de savoir-faire artisanal issu des centres de formation des petits clubs, et de bordel créateur atavique. Préemptons donc la métaphore certaineme­nt exagérée de la France bigarrée, multiple mais cohérente, talentueus­e, maline et obstinée, pour conjurer le déclinisme ambiant qui décrit un pays polarisé et déchiré. On se la raconte un peu, on fait semblant d’y croire… Mais ça fait du bien.

 ?? Photo A.-C. Poujoulat. AFP ?? Entraîneme­nt de l’équipe de France de rugby le 23 août à Capbreton (Landes).
Photo A.-C. Poujoulat. AFP Entraîneme­nt de l’équipe de France de rugby le 23 août à Capbreton (Landes).

Newspapers in French

Newspapers from France