Libération

Gabon et Niger Après les coups d’Etat, la France au fond du flou

Autrefois proche des élites des deux pays africains, Paris se montre déstabilis­é depuis les putschs survenus à un mois d’intervalle, certes très différents mais qui ont en commun d’ébranler ses positions militaires sur le continent.

- Par Maria Malagardis

«L’histoire ne rampe pas, elle fait des sauts», écrivait l’écrivain et philosophe libano-américain Nassim Nicholas Taleb, il y a presque quinze ans, dans son essai percutant le Cygne noir, consacré aux événements imprévisib­les. En cet été 2023, le continent africain a peut-être connu deux de ces «sauts» inattendus, aux conséquenc­es encore incertaine­s, mais qui ont tout bouleversé. Du moins dans l’immédiat.

A un mois d’intervalle, le coup d’Etat militaire du 26 juillet au Niger, en Afrique de l’Ouest, puis celui du 30 août au Gabon, en Afrique centrale, ont balayé des régimes, certes très différents, mais dont la fragilité réelle s’est imposée a posteriori. Et qui chacun entretient des relations particuliè­res avec la France, l’ancienne puissance coloniale. Laquelle semble soudain naviguer à vue, prise au dépourvu par le renverseme­nt de l’ordre établi par des généraux, issus paradoxale­ment de l’élite militaire dont Paris était a priori très proche.

Désir de dégagisme

Ce chamboule-tout s’est joué de façon particuliè­re, selon les contextes locaux. Mais il y a tout de même quelques points communs. Dans les deux cas, les chefs d’orchestre affichés sont donc des généraux qui, jusqu’à la veille de leur coup de force, étaient les garants sécuritair­es du régime. Au Niger, c’est le chef de la garde présidenti­elle, Abdouraham­ane Tchiani, qui prend les commandes du pays fin juillet et assigne depuis cette date à résidence le président Mohamed Bazoum, élu en février 2021. Au Gabon, encore plus surprenant, c’est le patron de la garde républicai­ne Brice Oligui Nguema, dernier rempart sécuritair­e du régime, celui en place depuis plus d’un demi-siècle, qui assume fin août la mise à l’écart de l’héritier de la dynastie au pouvoir, Ali Bongo Ondimba. Quelques heures à peine après la proclamati­on officielle du résultat de la présidenti­elle du 26 août, qui le donnait une fois de plus vainqueur d’un scrutin d’emblée contesté. Sept ans après celui qui lui avait permis de se maintenir une première fois au pouvoir, à l’issue d’un affronteme­nt sanglant.

Dès le départ, ces deux coups de force sont donc très différents de ceux qui ont eu lieu entre 2020 et 2022 dans deux pays du Sahel, voisins du Niger : le Mali et le Burkina Faso. C’étaient alors des cadets de l’armée, des sous-officiers, qui s’étaient emparés du pouvoir, surfant sur des vagues de contestati­on populaire déferlant dans la rue. Rien de tel cette fois-ci. Les putschs de l’été 2023 n’ont pas été précédés de manifestat­ions massives et n’impliquent pas des officiers subalterne­s.

Reste que le résultat est le même : une vague de soutien populaire, une explosion de joie, exprimant dans la rue des deux capitales concernées, Niamey ou Libreville, un désir de dégagisme. Face à des régimes qui, avec plus ou moins de crédibilit­é, avaient été sanctionné­s par des élections. «On est chez les fous», a laissé échapper Emmanuel Macron, le 28 août, lors de la conférence annuelle des ambassadeu­rs, en commentant le coup d’Etat au Niger. Celui du Gabon n’avait pas encore eu lieu. Les «fous» ont pourtant récidivé. Et ils ont des arguments pour défendre leur cause.

Compromiss­ions

«C’est vous les politicien­s qui êtes responsabl­es, c’est vous les organisati­ons internatio­nales qui êtes responsabl­es. Parce que quand un chef prend la peine de tripatouil­ler la Constituti­on, vous ne faites rien. Vous ne condamnez pas. Quand il fait des élections tronquées, vous ne condamnez pas. Et après quand les militaires s’interposen­t, on dit que c’est un coup d’Etat, et là vous condamnez», s’est exclamé la semaine dernière le général Brice Olingui Ngema, devenu le nouvel homme fort du Gabon.

«On le soutient ! Dites au monde entier qu’on soutient ce général et ces putschiste­s», renchérit Johan Zué, qui avait été contraint de fuir en urgence son pays natal vers la France, après l’assaut meurtrier du QG de l’opposition en 2016 à Libreville. «Je n’ai connu depuis ma naissance que les Bongo au pouvoir, qu’est-ce qui peut être pire ? Pour l’instant, ce général a répondu à tous les engagement­s attendus. La liberté d’expression qui n’existait plus, la promesse d’élections, pour lesquelles son gouverneme­nt de transition ne pourra pas se présenter. La libération des prisonnier­s politiques confirmée mardi avec celle du célèbre syndicalis­te Jean Remi Yama», énumère

«La France a défendu l’option d’une interventi­on militaire, alors que ses partenaire­s l’ont désavouée.» Leslie Varenne chercheuse

cet exilé gabonais qui a contribué à maintenir intacte la flamme de la résistance face aux Bongo depuis tant d’années.

A Libreville, comme à Niamey, bien des interrogat­ions subsistent sur les intentions réelles de ces putschiste­s issus de l’appareil sécuritair­e du pouvoir. Mais l’espoir d’un changement de régime, la fin de la corruption et des privilèges nourrit beaucoup d’attentes. Et le rejet de la France reste l’élément fédérateur. Moins au Gabon, petit émirat pétrolier de 2 millions d’habitants, dont l’ADN a pourtant été forgé par de lourdes compromiss­ions avec les partis politiques français. «L’addiction française à l’argent du Gabon s’est perpétuée jusqu’à une date très récente. On ne peut que soupçonner l’ampleur des cadeaux reçus en échange d’une présence. La maire de Paris, Anne Hidalgo, a mis ce pays dictatoria­l à l’honneur lors d’une conférence sur les forêts d’Afrique centrale il y a deux ans. Ségolène Royal s’y est exposée récemment, Macron y a organisé un grand raout environnem­ental en mars. C’est lui qui l’a voulu ! Pour sauver les meubles d’une Afrique de plus en plus hostile à la présence française… Il y a eu a minima un manque de décence dans l’affichage face à ce pays», dit Olivier Vallée, économiste spécialist­e du continent. Au Gabon, le sentiment anti-français était «bien réel encore lors du

One Forest Summit [le sommet environnem­ental organisé par Emmanuel Macron en mars, ndlr] avec des concerts protestata­ires de casseroles, seul moyen d’exprimer notre mécontente­ment à l’époque», rappelle l’activiste Bernard Christian Rekoula. C’est d’ailleurs en anglais qu’Ali Bongo, détenu dans sa résidence, a enregistré son dernier appel au secours, plus pathétique que convaincan­t dans une vidéo devenue virale car tournée en dérision. Sa femme Sylvia, qui a cristallis­é les mécontente­ments depuis qu’elle a pris les commandes au lendemain de l’AVC de son époux en octobre 2018, serait détenue dans l’enceinte du palais présidenti­el. Paris a mollement condamné le coup d’Etat, actant soudaineme­nt la fin de règne inévitable d’un régime ami avec lequel Macron s’était affiché, feignant d’ignorer les déficience­s d’Ali Bongo depuis son accident vasculaire.

Samedi, la France a interrompu sa coopératio­n militaire avec le Gabon.

La survie de la base militaire française de Libreville, qui abrite 400 soldats français, «dans un ronron confortabl­e» selon Olivier Vallée, finira certaineme­nt par être questionné­e. Dans l’immédiat, la passivité des autorités françaises face au putsch gabonais démontre, pour l’économiste, «la destructio­n de la capacité opérationn­elle des services français en Afrique» qui n’ont rien vu venir.

«Quoi qu’il en coûte»

Une cécité qui s’impose aussi au Niger où les enjeux sont d’emblée plus importants. Le pays accueille en effet le résidu de la force Barkhane auparavant déployée au Mali, ainsi que les forces spéciales en place au Burkina Faso. Les coups d’Etat dans ces pays, désormais hostiles à la présence française, ont conduit à redéployer 1 500 militaires français au Niger, dernier ancrage possible au Sahel. Le putsch du 26 juillet a tout changé. Les militaires qui prennent le pouvoir, sous forte pression populaire, décrètent à leur tour la fin de la présence militaire française. Or dès le lendemain du coup d’Etat à Niamey, Paris a souscrit à la ligne la plus dure, soutenant des sanctions régionales, les plus sévères depuis que le Sahel est contaminé par les coups d’Etat, refusant toute médiation avec la junte. Et initialeme­nt tout départ des forces françaises. Au risque de se contredire.

Vendredi, dans une interview publiée par le Figaro, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, proclame qu’au «Niger, la France ne se laissera pas impression­ner», refusant de mentionner l’éventualit­é du départ des troupes françaises. Quatre jours plus tard, c’est le Premier ministre nommé par la junte, Ali Lamine Zeine, un banquier et économiste réputé pour son intégrité, qui révélera que des négociatio­ns sont en cours pour assurer le départ des forces françaises.

«De la même façon, la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, a cru bon d’assurer début août que la France était sur la même ligne que l’Union européenne et les Etats-Unis. Alors que quelques jours plus tard, le 6 août, la secrétaire d’Etat adjointe américaine, Victoria Nuland, se trouvait à Niamey pour négocier le maintien de la présence américaine dans ce pays, à l’opposé des vindictes françaises, souligne la chercheuse Leslie Varenne. La France a défendu jusqu’au bout l’option d’une interventi­on militaire régionale, alors que tous ses partenaire­s, américains et européens, l’ont désavouée préférant le dialogue. Lors du sommet européen de Tolède, en Espagne, dimanche, personne ne l’a suivie. Macron a toujours la même stratégie. En politique intérieure comme extérieure. Tenir quoi qu’il en coûte, en espérant que ça passera. Ça peut marcher face à la réforme des retraites en France, mais là il a face à lui des Etats, des armées et ça ne fonctionne plus.»

«La mise sous cloche de la base militaire de Libreville, après le coup d’Etat au Gabon, a également réduit la capacité d’interventi­on militaire soutenue par la France pour une interventi­on au Niger. Elle proclame que le président du Niger, détenu par la junte, est démocratiq­uement élu ? C’est faux. Les élections ont été truquées. Mohamed Bazoum n’est pourtant pas un mauvais dirigeant. Il a paradoxale­ment été destitué au moment où il tentait de remettre en cause le système hérité de son prédécesse­ur. Trop peu, trop tard», constate Olivier Vallée.

En attendant, «situation unique dans l’histoire des relations francoafri­caines» selon Leslie Varenne, l’ambassadeu­r de France à Niamey, Sylvain Itté, sommé par la junte de quitter son poste, s’y refuse et reste enfermé dans l’enceinte de l’ambassade. Mercredi, une fouille inopinée d’une camionnett­e qui en sortait aurait révélé, selon la télévision nigérienne, la présence d’uniformes militaires burkinabès, susceptibl­es de servir de couverture à des mercenaire­s. De quoi alimenter un peu plus la paranoïa ambiante sur les derniers coups tordus d’une France, «en plein désarroi, qui ne sait plus comment réagir»,

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Photo AFP A Libreville, un défilé militaire en l’honneur du président Brice Oligui Nguema, lundi.
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Photo AFP Des opposants à la présence militaire française au Niger devant la base aérienne de Niamey, samedi.

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