Demandes de mutation Le tour de passe-pacs des enseignants
Face à la difficulté d’accéder à des académies, des villes ou des établissements très demandés, des professeurs du second degré se pacsent avec des proches ou même des inconnus afin d’augmenter leurs chances de pouvoir être muté.
Il y a quelques semaines, David (1) et Manon (1) se sont pacsés. Dans une mairie, les deux vingtenaires ont d’abord écouté un officier d’état civil leur rappeler leurs droits et devoirs et vérifier leur date de naissance. Puis ils ont échangé leur consentement, assuré être en couple et vivre sous le même toit. En une quinzaine de minutes, le temps de se faire prendre en photo devant une statue de Marianne présente dans la salle de la mairie et de s’échanger des bagues, l’affaire était bouclée. La cérémonie, David l’appréhendait. «J’avais surtout peur qu’on nous demande un baiser, une preuve d’amour. Mais au final, rien de tout ça», retrace-t-il aujourd’hui. Car en dépit de leur déclaration, David et Manon ne sont pas en couple. Ils ne vivent pas ensemble. Et leurs bagues sont en plastique. Tous deux sont enseignants en région parisienne depuis un an et amis dans la vie. Comme beaucoup de professeurs avant eux, ils ont décidé de se pacser, pour avoir plus de chances de choisir leur prochain lieu de travail.
Pour les profs des collèges et lycées, souvent affectés en début de carrière en région parisienne, les mutations sont complexes. «Bien muter, c’est un travail d’expert·e», écrivait dans un «Guide des mutations académiques» le Sgen-CFDT en 2021. Dans les grandes lignes, les professeurs accumulent des points au fur et à mesure des années. Plus leur cagnotte est remplie et plus leurs chances augmentent de choisir la zone. Les points prennent en compte l’ancienneté dans un établissement et dans la profession, mais aussi la situation personnelle des enseignants. Celui qui a un conjoint ou une conjointe, des enfants ou un handicap cumulera bien plus de points qu’un célibataire sans enfant. D’où l’intérêt de se pacser. Quitte à le faire avec un ami, voire un inconnu.
«Pactole»
Pour David et Manon, l’intérêt reste limité. Tous deux travaillant dans la même académie, il leur permet surtout, en cas d’affectation loin de Paris, d’avoir plus de marge de manoeuvre pour se rapprocher de la capitale. Ou de demander à terme d’être mutés ensemble vers une autre académie. «Ce pacs, je le vois comme un pare-feu. Ce n’est pas tant pour partir loin, je veux rester autour de Paris. Mais ça me permet d’éviter d’être propulsée n’importe où», détaille Manon. «C’est comme un bonus de points, ça me fait gagner bien trois ans d’ancienneté. C’est un petit matelas, au cas où», complète David.
Pour Marie (1) en revanche, le pacs représente «un sacré pactole». Elle aussi jeune professeure en région parisienne, elle s’est pacsée il y a quelques mois avec une amie qui habite à Nantes, avec pour objectif de la rejoindre rapidement. «Je ne me vois pas vivre à Paris toute ma vie. Il y a le côté financier qui rentre en jeu – les loyers sont hyper chers et nos salaires pas incroyables – et la volonté d’avoir un meilleur cadre de vie. J’aime de tout mon coeur mon
«Je ne vois pas en quoi vivre avec ses amis, ses proches, sa famille, c’est moins important que d’être en couple.»
métier, mais il n’y a pas que ça dans ma vie.» Comme elle est éloignée de sa prétendue «conjointe», Marie voit ses points augmenter en flèche par année de séparation, à condition de demander à terme une mutation vers Nantes. Le calcul est vite fait : «En trois ou quatre ans, je gagnerai autant de points qu’en quinze ou vingt si je ne m’étais pas pacsée. C’est un énorme bonus.» D’une académie à l’autre, la «barre» d’entrée varie. Concrètement, s’il est très facile pour un enseignant de s’installer dans celles de Versailles, Créteil, Amiens ou encore Mayotte, il est presque impossible, sans avoir une situation personnelle favorable, de rejoindre les académies de Rennes, Nantes ou Toulouse. La tendance est inflationniste : plus les années passent et plus il est onéreux, en nombre de points, de rentrer dans les académies les plus demandées, la faute pour Marie à la baisse du nombre d’enseignants et à la hausse des effectifs dans les classes. La tentation est donc grande de frauder. En janvier 2022, le Télégramme racontait déjà la multiplication des pacs d’enseignants souhaitant revenir en Bretagne.
«C’est un métier difficile, qu’on fait après au moins cinq ans d’études et un concours, tout ça pour gagner à peine 2 000 euros. Et on ne peut pas choisir où l’on vit. Jusqu’où va le sacrifice sur la vie perso ? s’interroge Manon. Je crois vraiment au service public, mais parfois il faut faire passer nos considérations personnelles avant. Si tu es éloignée de ta famille, de tes amis, que tu n’es pas entourée, tu arrives déprimée devant tes élèves et même eux en pâtissent.» Certains enseignants finissent par se tourner vers le privé, où le recrutement se fait directement auprès des établissements, pour pouvoir choisir leur lieu de résidence. Quitte à renier leurs convictions.
Créé en 1999 pour officialiser la vie commune entre deux personnes sans passer par le mariage, le pacs a rapidement été détourné par certains professeurs pour accélérer leur carrière. La facilité des démarches aide: il suffit d’une poignée de documents pour le demander et on peut le défaire par un simple courrier. En 2000, Libé rapportait déjà que les abus de pacs se multipliaient, notamment dans les instituts de formation où les petites annonces fleurissaient. Le sujet avait même été porté au Sénat par Georges Gruillot (RPR) en mars 2001. Dans une question au ministre de l’Education, il parlait du pacs blanc des enseignants comme une «fraude manifeste». Ce à quoi le ministère répondait être prêt à engager des «poursuites pénales» et des «procédures disciplinaires» à l’encontre des fraudeurs.
«Désespéré»
Vingt ans après, la pratique perdure. Si la plupart des pacs blancs se font via des connaissances et amis, les petites annonces apparaissent toujours sur des forums accessibles en trois clics sur Internet. Une «prof désespérée», mutée dans l’académie de Créteil, cherche un Breton pour retourner chez elle et assure «envisage[r] sérieusement de démissionner si [elle] ne trouve pas de solution». Un autre propose carrément une «rémunération élevée» à une personne résidant en Occitanie, «si possible en HauteGaronne», qui accepterait de se pacser avec lui. Sur un groupe Facebook de professeurs, on a même vu passer il y a quelques années, au moment de Pâques, une publication humoristique parlant du «lapin de pacs», se moquant de la hausse des unions entre profs au printemps – elles doivent être contractées avant le 31 août pour que les points soient comptés pour l’année suivante. «Evidemment que c’est connu», confirme Laetitia Aresu, secrétaire nationale du Sgen-CFDT, pour qui les pacs blancs concernent avant tout des «jeunes professeurs» qui ne veulent pas «s’éloigner de leur région d’origine». La syndicaliste dit «comprendre» les enseignants qui y ont recours, tout en s’inquiétant du fait que certains puissent passer devant un «agent qui a vraiment une famille et n’obtiendra pas sa mutation». Difficile pour autant de quantifier cette pratique. Contacté, le ministère de l’Education nationale dit qu’il ne lui appartient pas «de vérifier si un pacs est légal ou non» et qu’il «ne vérifie pas ce qui se passe dans la vie privée des agents». En 2019, explique-t-il sur son site, 26 868 demandes de mutation interacadémiques ont été faites, dont 32,3 % motivées pour rapprochement de conjoints. Sans qu’il ne soit possible de distinguer les vrais des faux.
«Immoral»
Parmi les professeurs interrogés ayant eu recours à un pacs blanc, la plupart assurent que leurs proches comme leurs collègues ont bien accueilli leur démarche. Certains essuient malgré tout quelques remarques. «J’ai un cousin qui m’a dit que c’était illégal et immoral. J’entends aussi ça parfois de la bouche d’amis», raconte David. Il leur rétorque n’avoir «aucun problème à contourner la loi quand celle-ci [lui] semble injuste» : «Le système de mutation repose essentiellement sur le fait de vivre en couple, de vouloir former une famille. C’est un héritage catholique, d’une République qui veut une grosse démographie pour un besoin de main-d’oeuvre pour le travail. Mais c’est contestable : je ne vois pas en quoi vivre avec ses amis, ses proches, sa famille, c’est moins important que d’être en couple.»
Manon abonde : «Evidemment que c’est injuste d’être séparé de ton copain. Mais c’est aussi injuste vis-à-vis de ceux qui ne veulent pas s’engager dans des relations amoureuses. David, je l’aime d’amour, c’est mon meilleur ami. Juste parce qu’on ne couche pas ensemble, on ne devrait pas avoir le droit d’être près l’un de l’autre?» Tous deux pointent l’important nombre de pacs dans leur entourage de profs, certes en couple, qui ne se seraient jamais pacsés si cela ne favorisait pas les mutations.
Pour Laetitia Aresu, le système est archaïque, basé «sur des règles qui datent du XIXe siècle». Censé concilier «l’intérêt général et les intérêts individuels», il prend finalement peu en compte les situations personnelles alors qu’aujourd’hui, «les agents demandent un équilibre entre la vie professionnelle et personnelle» et que le bien-être au travail est devenu une préoccupation majeure. «Cela reste cependant très complexe de trouver LA bonne solution», concède la secrétaire nationale du Sgen-CFDT, qui appelle à remettre rapidement le sujet des mutations sur la table. Un projet d’accord sur la qualité de vie au travail dans l’éducation nationale était en discussion avec Pap Ndiaye, quand celui-ci était ministre, comprenant notamment un volet sur les mobilités. Laetitia Aresu espère que les échanges continuent avec son successeur, Gabriel Attal. •
(1) Les prénoms ont été modifiés.