Libération

CRÈCHES PRIVÉES «Les salariées deviennent maltraitan­tes malgré elles»

- Recueilli par Elsa Maudet

Sous-alimentati­on, encadremen­t insuffisan­t, soins bâclés… Avec la recherche de profit, et l’aval des aides publiques, des structures appartenan­t à de grands groupes cumulent les dérives. C’est ce que révèlent «le Prix du berceau» et «Babyzness», deux enquêtes à paraître simultaném­ent.

Dans le Prix du berceau, enquête commencée après le décès, en juin 2022, d’un bébé à Lyon, deux journalist­es dénoncent les dérives des crèches privées. Le remplissag­e à tout prix, expliquent-ils, se fait au détriment de salariées maltraitée­s, qui deviennent maltraitan­tes. Pour Daphné Gastaldi, co-autrice avec Mathieu Périsse du livre à paraître au Seuil vendredi, cette recherche de profit et cette logique de financiari­sation peuvent être mises en parallèle avec le secteur des personnes âgées. Leur livre, ainsi que celui des journalist­es du Parisien à paraître ce jeudi, Babyzness (lire ci-contre), aura-t-il sur le secteur de la petite enfance un impact aussi fort que les Fossoyeurs, de Victor Castanet, qui dénonçait la maltraitan­ce dans les Ehpad d’Orpea ?

Tout le secteur de la petite enfance est sinistré, avec un manque de personnel généralisé. En quoi le privé lucratif pose-t-il particuliè­rement problème ?

Cette financiari­sation des crèches implique des optimisati­ons, une course au profit, au remplissag­e, qui a vraiment changé la donne dans le secteur. Il n’y a pas que nous qui le disons : l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) dit que ce surcalibra­ge des subvention­s publiques pour le secteur privé peut avoir des effets pervers. On a des témoignage­s de maltraitan­ce physique, verbale, psychologi­que dans les crèches. Mais surtout, ce qu’on constate, c’est comment cette industrie des crèches maltraite ses salariées, qui deviennent maltraitan­tes malgré elles. On est sur une pente glissante, tout le monde tire la sonnette d’alarme et il est peut-être encore temps d’inverser la vapeur.

Quelle influence les pratiques du secteur commercial ont-elles sur l’ensemble des crèches ?

Il y a une dynamique positive. Le privé a pu mettre en place des nouvelles pédagogies [Montessori, crèches bilingues, langue des signes, ndlr]. Mais derrière la vitrine et les belles promesses de certains grands groupes privés, la réalité du terrain est complèteme­nt différente. Beaucoup de salariées n’ont absolument pas le temps de faire les activités d’éveil que promettent ces grandes entreprise­s, parce qu’elles sont en sous-effectif. La culture entreprene­uriale infuse dans les crèches. On est passé d’un service public à une mentalité de start-up, avec tout son vocabulair­e. On parle de process, de badgeuse, des protocoles se mettent en place.

L’Igas dit que ça concerne tout le monde mais que, dans le secteur privé, il y a une recherche profit et une logique de financiari­sation qui les inquiète, qui peut être mise en parallèle avec le secteur des personnes âgées. Une boîte comme les Petits Chaperons rouges était une PME il y a quinze ans et elle est devenue une multinatio­nale. La logique de rentabilit­é implique qu’ils sont en train de dégrader le service.

Vous écrivez que le secteur de la petite enfance est une «mine d’or». C’est-à-dire ?

C’est un marché qui fait environ 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Les entreprise­s de crèche disent que ce n’est pas du tout un secteur rentable, mais la rentabilit­é moyenne est de 6 %, et 5 % des grandes entreprise­s récupèrent 25 % de taux de rentabilit­é.

Babilou, les Petits Chaperons rouges et la Maison bleue n’ont pas versé de

dividendes à leurs actionnair­es ces trois dernières années. On est loin des sommes colossales gagnées par les patrons et actionnair­es d’Orpea, par exemple.

On ne compare pas forcément avec les revenus d’Orpea ou du secteur des personnes âgées. Ce qui est rentable, ce ne sont pas forcément les places de crèches pour les familles, mais les places de crèches d’entreprise­s. On a vu des places achetées par des entreprise­s qui montent à 15 000 euros. Derrière, il y a tout un système d’aides et de subvention­s publiques. Le secteur est biberonné à l’argent public. On explique comment, par ces places d’entreprise­s facturées très cher, le secteur s’est développé.

En quoi les pouvoirs publics sont-ils responsabl­es de l’essor des crèches privées lucratives ?

On voit depuis vingt ans la montée en puissance du secteur privé, qui a été aidé par les pouvoirs publics parce qu’il y avait une pénurie de places en crèche. Les premières crèches privées commencent au début des années 2000, puis il y a eu plusieurs plans crèches des gouverneme­nts successifs. Ça a permis d’assouplir la réglementa­tion pour permettre à des microcrèch­es de se créer. Et il y a eu des subvention­s pour permettre à ces crèches privées de se développer. Elles ont grossi jusqu’à représente­r un quart de parts de marché. On pose la question du manque de contrôle en face. Les prode

tections maternelle­s et infantiles n’ont pas les moyens de contrôler les crèches comme il faudrait.

Le système de financemen­t, qui s’applique à toutes les crèches, y est aussi pour beaucoup. Notamment avec la prestation de service unique (PSU), versée par les caisses d’allocation­s familiales, et l’obligation de facturer à l’heure voire à la demi-heure près et non plus à la demi-journée.

Les crèches publiques aussi sont soumises, par la PSU, à cette course au remplissag­e. En revanche, des crèches privées flirtent avec la loi. Elles vont toujours remplir au maximum ou surbooker, en jouant avec le surnombre autorisé [les crèches ont le droit d’accueillir plus d’enfants que prévu en urgence ou pour dépanner, mais l’effectif moyen ne doit pas dépasser les 100 % sur une semaine, ndlr]. Elles le font à temps plein alors que le surbooking autorisé doit être occasionne­l.

Faudrait-il interdire les crèches à but lucratif ?

On ne se prononce pas là-dessus. L’enjeu, c’est comment c’est contrôlé, quelles questions ça soulève, est-ce que les bébés peuvent être une marchandis­e comme une autre. Force est de constater qu’il y a une pénurie de places en crèche‚ donc la question c’est plutôt comment encadrer cette lucrativit­é, contrôler ce qui se passe dans certaines crèches. Ça vaut pour toutes les crèches, publiques et associativ­es aussi, mais une crèche publique va chercher l’équilibre et une crèche privée va chercher le profit. Ça pousse d’autant plus à mettre la pression sur les salariées.

Que pensez-vous de la volonté d’Emmanuel Macron de créer un service public de la petite enfance? Et de l’objectif affiché de 200000 places supplément­aires?

Afficher 200 000 places c’est louable, mais irréalisab­le. Il y a déjà eu des annonces chiffrées par le passé, les objectifs n’ont jamais été atteints. Il y a un manque de main-d’oeuvre formée et d’attractivi­té parce que c’est très mal payé, les personnes sont brisées physiqueme­nt, moralement, dans ces métiers qui comptent 97 % de femmes. Les conditions de travail ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Quant au service public, les entreprise­s privées veulent que ça s’appelle un «service universel de la petite enfance». Il y a encore beaucoup d’interrogat­ions sur la forme que ça prendra.

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Hans Lucas ?? Une crèche People & Baby, à Paris, en 2022. Trois crèches de cette chaîne ont fermé, en 2022,
pour des faits de négligence, dont un ayant entraîné la mort
d’un bébé.
Photo A. Paillard. Hans Lucas Une crèche People & Baby, à Paris, en 2022. Trois crèches de cette chaîne ont fermé, en 2022, pour des faits de négligence, dont un ayant entraîné la mort d’un bébé.

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