Poutine, la vengeance et l’échec de la realpolitik
Le président russe a cru qu’il pouvait avoir raison de l’indépendantisme ukrainien tout comme signé le crime du mercenaire Prigogine. Sans tenir compte du désir de vengeance de ceux qui préfèrent la mort au renoncement à la liberté.
Lorsqu’il a présenté ses «condoléances» [lors de la mort de Prigojine], le président russe a évoqué un «homme talentueux qui a commis des erreurs». Il n’était pas besoin d’en dire plus, le crime était signé.
La fascination qu’exerce Poutine sur bien des esprits a des ressorts multiples, mais tous empruntent peu ou prou à une absence de scrupule assumée jusque dans le langage public. A peine parvenu au pouvoir, il promettait de «buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes» (1999). Depuis lors, on lui prête une franchise qui horrifie ou qui plaît, mais qui semble le distinguer des dirigeants des démocraties habitués à justifier leurs actions par le recours à des valeurs universelles. Pour peu que cette référence aux valeurs apparaisse comme une ruse de communicants (ce qui arrive de manière régulière), et voilà Poutine paré des vertus de la realpolitik. «Lui au moins ne s’encombre pas de grands mots destinés à cacher sa brutalité. Il dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit.» De là à croire que Poutine est plus franc que la plupart de ses homologues, il n’y a qu’un pas.
La manière dont le sort de Prigogine a été réglé a augmenté ce crédit paradoxal. Ce n’est pas que Poutine ait revendiqué de manière transparente l’attentat dont a été victime le chef du groupe Wagner, mais personne n’est dupe puisque rien n’a été fait pour que quiconque le soit. Depuis que Prigogine a, pour des raisons non encore élucidées, défié la toute-puissance du maître du Kremlin, son avenir semblait tout tracé. Des bureaux du Pentagone au café du coin, personne ne se faisait d’illusions: Poutine n’est pas du genre à laisser impunie une humiliation, quand bien même celle-ci ne durerait que quelques heures.
Comme Prigogine n’est pas exactement une victime susceptible d’inspirer de la compassion, les hommages à la realpolitik poutinienne s’en sont donné à coeur joie. Lorsqu’il a présenté ses «condoléances», le président russe a évoqué un «homme talentueux qui a commis des erreurs». Il n’était pas besoin d’en dire plus, le crime était signé. Sur les réseaux sociaux, les éclats de rire cachaient mal une forme d’admiration. Dans nos démocraties aussi, les gouvernants se vengent et «tuent» leurs adversaires lorsqu’ils ne peuvent les vaincre politiquement. Mais ils le font dans les formes, par la calomnie ou le chantage, rarement à balles réelles. Pour certains, Poutine nous rappelle que la politique est faite de passions vengeresses. Même pour s’en épouvanter, on lui fait crédit de reconnaître qu’on ne gouverne pas les hommes sans machiavélisme.
Machiavel vraiment ? Certes, l’auteur du Prince fait grand cas des moyens de prévenir la trahison et, lorsque c’est nécessaire, d’y répondre. On peut dire de Poutine qu’il s’y entend pour faire passer le message aux oligarques qui prétendent le défier. Lorsqu’il règle ses comptes à la face du monde, il ne s’encombre pas de principes moraux et privilégie la terreur. Mais il ne suffit pas d’être machiavélique pour être machiavélien. Dans un passage extraordinaire, Machiavel se demande ce qu’un prince doit faire pour imposer sa domination sur un peuple qu’il a envahi et où règne le goût pour la liberté. «Dans une république, il y a plus de vie, une haine plus grande, plus de désir de vengeance : et la mémoire de l’antique liberté ne laisse jamais “ses citoyens” en repos ; de sorte que la voie la plus sûre est de les anéantir ou de les habiter.»
La solution du problème est machiavélique, c’est à peu près celle que pratique Poutine en Ukraine : détruire un Etat ou un peuple où le goût de la liberté menace toujours la puissance de l’occupant. Mais l’hypothèse de départ est machiavélienne et elle n’a plus rien à voir avec Poutine ni avec son réalisme supposé. L’amour de la liberté augmente le «désir de vengeance» de ceux qui se trouvent envahis. Cette vengeance-là n’est pas celle du dirigeant qui règle ses comptes avec des adversaires qui, au fond, lui ressemblent et sont tout prêts à se soumettre par peur ou par intérêt. Elle est la bonne vengeance des citoyens des républiques, celle d’un peuple qui préfère la mort au renoncement à sa liberté. Cette vengeance-là, le moins que l’on puisse dire est que Poutine l’a sous-estimée. Il a cru qu’il pourrait avoir raison de l’indépendantisme ukrainien comme il a raison de la soif de pouvoir de ses mercenaires : par la puissance nue. Sa prétendue realpolitik a échoué parce qu’il ignore tout de ce que Machiavel a admiré comme une force très réelle : la grande vie, et par conséquent aussi la grande vengeance, de ceux qui aiment la liberté et que l’on cherche à opprimer. •