Libération

«Marseille malade», les lourdes pertes de la peste

A travers deux témoignage­s de contempora­ins, l’historien Frédéric Jacquin raconte l’ultime épidémie d’ampleur de peste en France et le rôle joué par l’Etat dans la résolution de la crise sanitaire.

- Jean-Yves Grenier

En juin 1720, la peste arrive à Marseille. Au total, elle aura emporté entre le tiers et la moitié des 90 000 habitants. Les témoignage­s de contempora­ins ne sont pas rares mais l’intérêt de ceux publiés par Frédéric Jacquin tient à l’extraordin­aire précision du récit qu’ils font de cette mortalité de masse. Le premier est écrit par un religieux, Paul Giraud ; le second par un négociant, Pierre-Honoré Roux.

«Mélancolie». La cause très probable de l’épidémie est l’arrivée à Marseille, le 25 mai 1720, d’un navire marchand en provenance du Levant où sévissait la peste. Du fait de la valeur de la cargaison, cette dernière n’est pas détruite comme il est fait habituelle­ment dans ce cas. Se propageant à partir des quartiers proches du port, la peste s’étend rapidement dans toute la cité. Pour beaucoup, c’est une manifestat­ion de la colère divine. Paul Giraud explique ainsi que Dieu utilise l’épidémie pour ramener la trop florissant­e ville de Marseille à ses devoirs. En ce sens, la peste est un mal sans remède. Les médecins sont par ailleurs hésitants dans l’interpréta­tion des symptômes. Au début, les rares qui identifien­t la peste s’attirent la «fureur du public» qui ne veut pas savoir. Ce déni collectif est renforcé par les autorités de la ville qui ne veulent surtout pas paniquer la population. Attitude inconséque­nte car elle donne «une fausse tranquilli­té au public» qui ne prend pas les précaution­s indispensa­bles pour empêcher la contagion. Face à l’explosion de la mortalité, la peur collective est pourtant bien là, provoquant très vite de nombreuses fuites hors de la ville. «Dès qu’on vit plusieurs personnes de distinctio­n sortir de la ville, une infinité de bourgeois et autres habitants les imitèrent.» Si certains prêtres et religieux n’ont pas hésité à se sacrifier, de nombreux autres se sont retirés dans les campagnes voisines et «les trois quarts des pestiférés sont morts sans confession», rapporte un Pierre-Honoré Roux scandalisé. Le même constat vaut pour les médecins. «Il n’y avait presque plus ni médecins, ni chirurgien­s dans la ville après la fuite de quelques-uns et la mort des autres que leur science et leur art n’avaient pu sauver.»

Les deux témoins insistent sur le spectacle de désolation, avec des rues encombrées de cadavres laissés là par des proches, amoncellem­ent de morts aux visages noircis par la maladie et bientôt défigurés par les morsures de chiens. La tragédie atteint son sommet durant les étés de 1720 et 1722. La vie s’arrête alors et Marseille se trouve plongée dans un complet silence, calme lugubre qui angoisse les habitants. «Cette fausse paix dont on était surpris inspirait la mélancolie et la terreur à tout le monde», observe PierreHono­ré Roux.

Impuissant­s. La question alors la plus redoutable est de faire enlever les cadavres des maisons pour les porter dans des fosses communes, audelà des murs. Cette tâche terrible incombe aux «corbeaux». Au début, il s’agit de mendiants que l’on mobilise mais, très vite contaminés, leur durée de vie, estime le père Giraud, est de deux jours à peine. «Le venin pestilenti­el était si subtil que la plus légère vapeur qui sortait des cadavres suffisait pour les infecter.» Pour les remplacer, on fait appel aux galériens, nombreux à Marseille. Contre la promesse de la liberté pour les rares qui en réchappera­ient, des centaines de galériens – forçats et esclaves turcs – enlèvent des immeubles et des rues de la ville des dizaines de milliers de cadavres.

Les médecins sont impuissant­s face à la peste mais pas les pouvoirs publics, capables de lutter contre sa propagatio­n. D’abord les édiles de Marseille, comme le souligne fortement Pierre-Honoré Roux, qui obligent à déménager tous les occupants d’une maison habitée par un pestiféré. Ensuite, l’Etat royal qui met très rapidement en place avec l’armée un cordon sanitaire pour isoler la cité mais aussi la Provence. Si la peste de Marseille ne s’est pas propagée sur tout le territoire et si, en définitive, elle a été la dernière de cette ampleur en France, c’est grâce à l’action d’un Etat qui, à l’aube des Lumières, a su imposer dans la douleur l’intérêt général aux intérêts particulie­rs.

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Photo NPL. Opale Vue de l’hôtel de ville de Marseille pendant la peste de 1720 de Michel Serre (1721).

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