Libération

Depuis la mort de Kadhafi, un pays disloqué

Livrée à des luttes incessante­s, la Libye est aujourd’hui partagée entre deux gouverneme­nts ennemis. L’ONU fait pression pour que des élections voient le jour.

- Luc Mathieu

Un semblant d’unité, au vu de la catastroph­e qui a ravagé Derna et plusieurs autres villes de l’est de la Libye. Le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah, qui siège à Tripoli et dont l’autorité n’est pas reconnue en Cyrénaïque, où règne le maréchal Khalifa Haftar, n’a pas attendu qu’un bilan fiable soit déterminé pour décréter trois jours de deuil et dépêcher une première aide d’urgence : deux avions, un hélicoptèr­e, 87 médecins, une équipe de secouriste­s et de recherche cynophile ainsi que des technicien­s de la compagnie nationale d’électricit­é pour tenter de rétablir le courant là où il a été coupé. Il a également souligné «l’unité de tous les Libyens».

La Libye reste pourtant un pays disloqué. Depuis la révolution de 2011 et la mort du dictateur Muammar al-Kadhafi, il n’a pas réussi à s’unifier, restant soumis à des luttes incessante­s entre groupes armés et hommes politiques qui tentent avant tout de rester au pouvoir, sans considérat­ion pour une population usée et désabusée.

«Avancée importante». La cassure la plus nette reste entre l’ouest et l’est. Chacun dispose de son assemblée – le Haut Conseil d’Etat, qui fait office de Sénat, à l’ouest, le Parlement à l’est –, de ses ministères, de son chef de gouverneme­nt et de son armée. Deux administra­tions en somme, l’une à Tripoli, l’autre à Tobrouk. La première, dirigée depuis février 2021 par Abdelhamid Dbeibah, homme d’affaires richissime originaire de Misrata, la seconde par l’ex-officier de l’armée de Kadhafi, également détenteur de la nationalit­é américaine, Khalifa Haftar.

Le gouverneme­nt de Tripoli est reconnu par les Nations unies, celui de Tobrouk est appuyé par la Russie, qui a envoyé des mercenaire­s de Wagner, ainsi que par les Emirats arabes unis et l’Egypte, même si ces soutiens se sont délayés ces derniers mois. Leurs rivalités ne sont pas que politiques. En 2019, Haftar a tenté d’envahir Tripoli, avant d’échouer et de reculer.

L’ONU fait pression pour que des élections, vues comme le seul moyen de réunifier le pays et de donner une légitimité aux nouveaux dirigeants, puissent enfin avoir lieu. Les dernières prévues, en décembre 2021, n’ont finalement jamais été organisées. Les diplomates fondent leurs espoirs sur le groupe dit «6+6», qui regroupe six représenta­nts du Parlement et autant issus du Haut Conseil d’Etat pour respecter la balance entre les deux clans.

Leur rencontre en juin à Bouznika, au Maroc, a débouché sur un cadre législatif pour que des élections présidenti­elle et législativ­es se déroulent d’ici la fin de l’année, sans pour autant lever tous les obstacles. «Une avancée importante, mais insuffisan­te pour résoudre les questions les plus controvers­ées et permettre la tenue d’élections réussies», avait alors affirmé l’envoyé spécial des Nations unies pour la Libye, Abdoulaye Bathily, dans son rapport au Conseil de sécurité.

Parmi les points jugés sensibles figurent «les critères d’éligibilit­é des candidats à l’élection présidenti­elle», dont la question du statut des militaires et de la double nationalit­é. Et surtout la mise en place d’un gouverneme­nt intérimair­e dit «d’unité» avant la tenue des scrutins, une exigence validée cet été par les assemblées rivales de Tobrouk et Tripoli.

ONU «trop braquée». Les Nations unies poussent la propositio­n inverse : d’abord des élections, ensuite un gouverneme­nt. «Des actions unilatéral­es, comme les précédente­s observées par le passé, pourraient avoir de sérieuses conséquenc­es négatives pour la Libye et provoquer encore davantage d’instabilit­é et de violence», a fait savoir fin juillet la mission de l’ONU. La formation d’un gouverneme­nt intérimair­e aurait comme première conséquenc­e de faire perdre son poste à l’actuel Premier ministre, Abdelhamid Dbeibah, qui avait assuré lors de sa nomination qu’il ne se présentera­it pas aux élections, avant de faire l’inverse en 2021, et de refuser de partir depuis. Elle est également vue par ses promoteurs comme la dernière option valide pour organiser un scrutin.

«Alors que la perspectiv­e d’élections est plus éloignée que jamais, il est possible que les Nations unies et les gouverneme­nts étrangers soient trop braqués dans leur refus de former un gouverneme­nt d’unité, indique dans sa dernière note l’analyste spécialist­e de la Libye pour l’Internatio­nal Crisis Group, Claudia Gazzini. A l’inverse, poursuit-elle, ils devraient faire savoir qu’ils pourraient soutenir l’idée à condition que les deux assemblées se mettent d’accord sur des procédures claires et transparen­tes de nomination d’un Premier ministre et que le mandat du nouvel exécutif soit clairement défini comme étant de préparer les élections.»

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