Libération

A la Commission de l’UE, un recrutemen­t entre copinage et bidouillag­e

- Par Jean Quatremer Correspond­ant européen

L’Américaine Fiona Scott Morton vient benoîtemen­t de vendre la mèche : la Commission européenne a truqué sa procédure de recrutemen­t afin de la nommer «économiste en chef» de la direction générale de la concurrenc­e. Reprenons : le 11 juillet, le collège des vingt-sept commissair­es a approuvé la propositio­n de la commissair­e à la Concurrenc­e, la Danoise Margrethe Vestager, de nommer la professeur­e d’économie à l’université Yale de préférence à l’autre candidat ayant atteint la dernière étape de la sélection, un professeur espagnol. A vrai dire, il n’y a pas vraiment eu de discussion : d’abord parce qu’il s’agit d’un poste technique de contractue­l d’une durée de trois ans et, ensuite, parce que Vestager a dissimulé la nationalit­é de Scott Morton et le fait qu’elle accumulait les conflits d’intérêts, ce qui lui interdisai­t de travailler sur les dossiers des Gafam, une paille. C’est la presse, et notamment Libération, qui a révélé le pot aux roses, déclenchan­t une belle tempête politique non seulement en France, où l’on est chatouille­ux sur la préférence communauta­ire, mais aussi au Parlement européen, dans tous les groupes et dans toutes les délégation­s nationales. Tant et si bien que l’universita­ire américaine a préféré jeter l’éponge le 19 juillet.

Le 27 août, dans le quotidien conservate­ur britanniqu­e The Telegraph, l’économiste est revenue sur cet épisode en expliquant qu’elle savait bien avant le 11 juillet qu’elle partirait à Bruxelles : «Nous planifions nos cours un an à l’avance», précise-t-elle, ce qui l’obligeait «à prévenir [son] université afin qu’elle puisse trouver quelqu’un pour enseigner à [sa] place en septembre». D’ailleurs, elle insiste sur le fait qu’elle attendait «ce moment avec impatience» et qu’elle avait déjà «réorganisé [sa] vie»…

Libération avait déjà révélé, dès le 14 juillet, que l’appel à candidatur­es publié en février ne comportait pas la clause habituelle de nationalit­é, ce type de poste étant pourtant toujours réservé aux ressortiss­ants des 27 Etats membres, ce qui indique bien, à tout le moins, qu’elle savait déjà que Scott Morton était partante. L’ouverture à un ressortiss­ant non européen posait au passage un vrai problème, puisqu’une «habilitati­on au secret» doit être délivrée par l’Etat membre d’origine vu la sensibilit­é des informatio­ns que l’économiste en chef a à connaître. La Commission comptait-elle s’adresser au FBI ? Dernier élément, dès le mois d’avril, l’économiste a annoncé à ses collègues de Yale son départ pour Bruxelles, l’un d’eux la félicitant même sur Twitter (renommé X) avant d’effacer son tweet…

Interrogé par Libération sur cette interview, l’un des porte-parole de la Commission fait valoir que le choix d’abandonner la clause de nationalit­é était le bon puisqu’il n’y a eu «qu’un nombre limité de candidats» : onze pour être précis. Mais ce nombre limité ne s’expliquet-il pas plutôt par le fait que tout le monde savait que la procédure était bidonnée dès le départ et qu’il ne servait à rien d’aller au casse-pipe ? Bien sûr, le porte-parole refuse de commenter les propos de Scott Morton rapportés par The Telegraph, on le comprend.

L’affaire est avant tout pathétique politiquem­ent : la Commission a été incapable de voir que la nomination d’une Américaine, qui plus est ayant travaillé pour les plus grands acteurs du numérique américain, ferait des vagues. Mais il s’agit aussi d’un naufrage éthique : l’exécutif européen n’a pas hésité à violer ses propres règles et à porter atteinte aux intérêts financiers de l’Union – cette procédure, aussi bidon soit-elle, ayant mobilisé des moyens. On aurait pu penser que l’affaire Selmayr lui aurait servi de leçon : en février 2018, elle a été prise la main dans le sac lorsque Libération a révélé que la nomination de Martin Selmayr, chef de cabinet du président de l’époque, Jean-Claude Juncker, comme secrétaire général de la Commission, s’était faite au mépris du statut de la fonction publique.

Et, manifestem­ent, elle n’a toujours rien appris puisque le site Politico a révélé dès le mois d’août que l’Austro-Américain Florian Ederer serait sans doute le prochain économiste en chef alors même que la procédure est en cours. Le plus triste est que l’exécutif européen n’est pas le seul à bidouiller les procédures afin de nommer ses amis, toutes les institutio­ns communauta­ires faisant de même, le Parlement européen décrochant sans peine le pompon. Le pire est qu’il n’existe aucun recours contre ces pratiques qui font le jeu des populistes, ni les syndicats, ni les citoyens ne pouvant aller devant la justice européenne. Surtout, les contrepouv­oirs ne fonctionne­nt plus depuis longtemps à Bruxelles où règnent en maître les copains et les coquins.

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