Les paysans raquent, l’Ukraine trinque
A un mois des législatives, la concurrence ukrainienne est un enjeu majeur en Pologne. Dans l’est du pays, les agriculteurs en souffrent malgré l’embargo sur les céréales. Ce dernier devrait être prolongé par le parti au pouvoir, avec ou sans l’accord de l’UE.
La nuit tombe doucement sur les champs de Podlachie, dans le nord-est de la Pologne. Le paysage alterne entre prés, champs de céréales déjà fauchées et grandes croix plantées aux carrefours. A l’orée d’un bosquet, Marek Swiecicki, 57 ans, travaille toujours, juché sur son tracteur rouge. Le fermier prépare ses champs pour l’hiver, laboure la terre et l’enrichit de la bouse de ses vaches. «Le sol n’est pas si bon dans cette région, et on a de plus en plus de problèmes avec la sécheresse», explique-t-il d’un ton tranquille. Il n’a pas de grands objectifs de rendements, mais ses 80 hectares de céréales, patates et maïs doivent suffire à nourrir son troupeau.
En ce moment, son plus gros problème est ailleurs. «Le prix du lait est bas depuis janvier, c’est étrange. Les gens du coin disent que de grandes quantités de lait viennent d’Ukraine, que des citernes entières arrivent de l’est», raconte le fermier. Les chiffres varient : Marek Swiecicki dit vendre son lait 70 % moins cher quand le Bureau national des statistiques recensait en juillet une baisse moyenne de 31 % du prix de gros, mais la tendance est indéniable. L’origine du problème, qui ne se limite pas à la Pologne, est plus difficile à cerner. Mais dans le pays, l’hypothèse ukrainienne circule vite parmi les agriculteurs.
Électeurs fidèles
L’arrivée massive de produits agricoles bon marché venus d’Ukraine est une question sensible en Pologne. Au printemps, quand la colère des fermiers grondait dans les campagnes, le gouvernement a tordu le bras à l’Union européenne et imposé unilatéralement l’interdiction de vendre des céréales ukrainiennes sur le marché national. Validée à contrecoeur par Bruxelles, la mesure pourrait prendre fin au 15 septembre. Mais Varsovie a pris les devants mardi en confirmant qu’elle la maintiendrait quoi qu’il arrive. En représailles, l’Ukraine menace de saisir l’Organisation mondiale du commerce pour exiger une compensation. Pour le PiS, le parti nationaliste conservateur au pouvoir, l’enjeu est majeur. Les campagnes ont toujours été son assise électorale et les agriculteurs un groupe d’électeurs fidèles qu’il s’agit de conserver alors que les prochaines élections auront lieu le 15 octobre. Un temps limités aux seuls céréaliers, les troubles ont atteint la Podlachie, grande région productrice de lait et de viande –et l’un des fiefs électoraux du PiS.
«Notre gouvernement ne s’occupe pas des fermiers. Cela fait des mois qu’on ne gagne rien, qu’on couvre à peine nos coûts alors qu’on travaille comme des acharnés», peste Katarzyna Swiecicki, l’épouse de Marek, qui a les joues roses d’une femme
●●● qui travaille au grand air. Dans son étable du village de Lapczyn, les mouches et les trayeuses bourdonnent de concert. C’est l’heure de la traite et Katarzyna retrouve le sourire en listant ses vaches, de la matriarche de 17 ans blanche et marron aux petits veaux nés dans la nuit et qui n’ont pas encore été baptisés. Elle s’occupe de 33 laitières, pièces maîtresses d’un cheptel d’environ 70 bêtes qui compte aussi veaux et taureaux. «Il n’y a pas si longtemps, tout le monde possédait au moins une vache dans le village et vendait le lait à l’usine. Mais c’est devenu de moins en moins rentable et les gens ont vendu leurs bêtes pour la viande ou abandonné l’agriculture», raconte-t-elle. La Podlachie paie aujourd’hui ce qui a fait son succès il y a peu. Avec l’entrée de la Pologne dans l’UE, son agriculture a changé d’échelle, passant de la ferme familiale à la grande production, et de la consommation locale ou nationale aux marchés mondiaux. Depuis un an, elle fait face à un nouveau concurrent, le voisin ukrainien, qui n’a pas à respecter les normes européennes mais dont les produits agricoles ont été dispensés de droits de douane depuis le début de l’invasion russe.
«La région a beaucoup changé en dix ou vingt ans. Les exploitations agricoles sont de plus en plus grandes et beaucoup abandonnent l’élevage pour faire pousser des céréales. Etre un petit fermier à l’ancienne, avec quelques arpents de terre, quelques vaches, ça ne marche plus. Sauf peut-être si vous cultivez des légumes bio pour les riches de la ville», explique Lukasz Radziszewski, né il y a 33 ans dans une famille de paysans. Il est retourné dans ce coin de l’est de la Podlachie, dont il parle avec ardeur et où sa famille a toujours vécu, après une parenthèse comme gérant d’une galerie d’art à Varsovie. Aujourd’hui, c’est un boulanger bohème, qui pétrit des pains bleuis par l’ajout de fleurs des champs. Sa trajectoire est singulière. «La plupart des jeunes veulent partir. Mon oncle agriculteur a trois enfants et aucun qui ne veut reprendre ses terres», relève-t-il, installé sous le porche de sa jolie maison d’Oleszkowo.
«Nous sommes dépassés»
A Czarna Wies Koscielna, le village voisin, dont le nom («église noire») vient de la fumée des fours des potiers, «il ne reste plus que trois vrais fermiers», selon Romuald Urban, agriculteur à la retraite. L’un d’eux est son fils, qui exploite une centaine d’hectares de céréales. Comme tous les céréaliers polonais, il traverse une passe difficile : la récolte a été mauvaise à cause de la sécheresse, et il ne veut pas se résoudre à la vendre alors que les prix n’ont pas remonté depuis le printemps, malgré le bannissement des céréales ukrainiennes.
Assis avec un café devant l’épicerie du village, Romuald Urban désigne d’un geste le parking. «C’était les terres familiales ici. Mon père avait 1 hectare, ma femme et moi on en exploitait 10, et mon fils en a 100. Il en a utilisé une petite partie pour diversifier et construire cette épicerie.» Pour le petit commerce, les affaires marchent. Les habitants défilent acheter quelques bricoles et saluent tous «l’oncle Romek».
A 75 ans, il est le doyen du village. «Les choses se sont tellement améliorées en Pologne. S’il fait bon vivre maintenant, c’est grâce au PiS. A cinq ans, moi on m’obligeait à pleurer à l’école pour les funérailles de Staline. Mes enfants, eux, ont pu aller étudier à l’étranger», martèle l’ancien fermier. Il parle fort, intarissable. «Quand je travaillais à la ferme collective comme conducteur de tracteurs, une journée rapportait une bouteille de vodka. On pouvait même être payés en nature. Aujourd’hui, mon fils paie ses employés 25 zlotys de l’heure (5,40 euros). C’est le prix d’une bouteille, mais heureusement il y a beaucoup moins d’alcooliques», raconte le vieil homme, inconditionnel du parti au pouvoir. Pour conserver sa base rurale en ces temps de crise, le PiS a multiplié les aides, en subventionnant notamment les céréaliers à la hauteur de la superficie de leurs exploitations. Mais de l’avis même de ses partisans les plus convaincus, ça ne suffit pas. «Le gouvernement a été au bout de ce qu’il peut faire pour les fermiers. Nous avons réclamé une aide pour les producteurs de lait, indexée sur le nombre de litres, mais on nous a répondu qu’en l’absence de fonds européens [partiellement suspendus par la Commission en raison du non-respect de l’Etat de droit], il n’y avait plus de budget pour nous», explique Zdzislaw Luba, membre du conseil d’administration de la chambre d’agriculture de Podlachie.
Il reçoit dans le bâtiment de l’organisation à Bialystok, la capitale régionale, dans une salle de réunion où sont affichées une carte de la région et une photo du pape Jean Paul II. Lui-même est éleveur laitier, avec un cheptel de 160 vaches. «Notre situation est désespérée. Les céréaliers peuvent stocker leur grain en théorie, même si les silos sont aujourd’hui pleins. Mais nos vaches, il faut les traire et les nourrir tous les jours, et vendre le lait même s’il ne vaut rien», rappelle-t-il. De son point de vue, la situation est liée à la crise des céréales et à l’arrivée en Pologne de produits ukrainiens. «Les Ukrainiens doivent bien faire quelque chose de leurs céréales qu’ils n’arrivent pas à exporter. Ils sont en train de se tourner vers l’élevage pour en faire du fourrage, et la concurrence augmente pour le lait et la viande», assure Zdzislaw Luba.
Le fermier est un gentleman à l’ancienne, qui fait le baisemain et ne voudrait surtout pas que les paysans polonais soient accusés d’agir contre leurs confrères ukrainiens. A l’écouter, le problème se trouve à Bruxelles. «Il faut comprendre que la Pologne fait énormément pour aider l’Ukraine, insiste-t-il. Mais sur le plan agricole, nous sommes dépassés.
Il faut que l’Union européenne joue son rôle. Il suffirait que chaque pays membre achète un million de tonnes de grains, qui pourraient servir à l’aide humanitaire par exemple, pour que la situation se débloque.»
opposition en embuscade
L’opposition, principalement incarnée par les libéraux de la Coalition civique (KO), pourrait profiter de la crise. Michal Kolodziejczak, leader du mouvement de grogne des fermiers au printemps, a choisi de rejoindre leur liste. Pourtant, la Coalition marche sur des oeufs : il faut gagner la confiance des agriculteurs sans entrer dans le discours antiBruxelles du PiS. «Il faut trouver un mécanisme européen pour répartir les céréales ukrainiennes», plaide Jolanta Den, candidate KO dans le district de Bialystok. Mais en l’absence de solution communautaire, que faudrait-il faire le 15 septembre ? Garder le marché polonais fermé contre l’avis de la Commission ? Candidate rurale d’un parti proeuropéen, Jolanta Den est gênée : «Si le gouvernement ferme à nouveau le marché unilatéralement, le PiS va gagner le vote des fermiers. Mais il faut être réaliste : autoriser la vente de céréales ukrainiennes en Pologne sans instrument de répartition à l’échelle du bloc, cela ne ferait qu’aggraver la situation.» En cette journée ensoleillée, la candidate en robe rouge fait campagne auprès des agriculteurs de Choroszcz, commune en périphérie de Bialystok où commencent les champs. Elle se dit «optimiste», bien que le PiS ait gagné plus de 50 % des voix dans les districts entourant Bialystok aux dernières élections.
A Czarna Wies Koscielna, Anna Sienkiewicz a accroché à sa barrière une affiche de campagne de Jolanta Den, juste à côté d’un panneau vert et or annonçant qu’elle a été finaliste du concours national de l’agriculteur de l’année. Avec son mari, Anna Sienkiewicz gère une petite exploitation traditionnelle. Six hectares de légumes dont ils font des pickles, vendus dans tout le pays. Dans la cour patientent trois palettes prêtes à partir pour Wroclaw, tout à l’ouest de la Pologne. «Les affaires marchent bien, on ne peut pas se plaindre. Mais c’est uniquement grâce à notre travail, on ne peut pas dire que le gouvernement nous aide.» Elle se dit électrice de longue date des libéraux. «On doit être trois dans ce village», ajoute-telle dans un sourire résigné.
Dans la Podlachie rurale, les fermiers sont de moins en moins nombreux mais gardent une certaine influence. «Tout le monde veut notre vote en ce moment, sourit ironiquement Marek Swiecicki, le producteur de lait. Je ne sais pas quel parti ferait mieux, mais je ne crois pas à ce que raconte le PiS. Dans cette situation, tout n’est pas la faute de l’Europe, le gouvernement aussi nous impose ses normes et sa paperasse.» Il marque une pause. «J’ai repris les terres de mes parents en 1992. A ce moment-là, j’étais heureux d’être un fermier, mais la fierté est partie peu à peu. Comment être fier de son métier quand on ne gagne plus rien ?»