Libération

Darmanin et son inefficace «bataille contre la drogue»

Malgré sa rhétorique martiale, le ministre de l’Intérieur se heurte à l’échec de ses politiques prohibitiv­es. Alors que certains parlementa­ires ont demandé l’ouverture d’un débat sur la légalisati­on réglementé­e, le ministère refuse tout dialogue.

- ISMAËL HALISSAT et FABIEN LEBOUCQ

«Les autorités ont envoyé la CRS 8 dans le quartier. Ils ont quitté leur poste dans la soirée après en avoir reçu l’ordre. Ça a flingué trente minutes après leur départ.» Cette anecdote récente, racontée avec dépit par un policier qui enquête sur les trafics de stupéfiant­s à Marseille, symbolise l’inanité des choix politiques faits depuis des années pour lutter contre cette criminalit­é. Les sorties médiatique­s de Gérald Darmanin en témoignent : la boussole de l’action publique a pour point cardinal les coups de com. Le ministre de l’Intérieur a déjà fait sien le concept de «guerre contre la drogue», forgé il y a plus de cinquante ans par l’ex-président américain Nixon, et devenu depuis le symbole de l’échec des politiques répressive­s. Il l’a récemment décliné en comparant son approche de la lutte contre les stups à «la bataille de Stalingrad».

Aux métaphores martiales s’ajoute un immodéré goût des chiffres, fabriqués par les policiers et censés démontrer l’efficacité de leur action. En témoigne la comptabili­sation du nombre d’amendes forfaitair­es délictuell­es dressées contre les usagers de stupéfiant­s: plus de 106 000 en 2021, et plus de 143 000 en 2022, se réjouissai­t le ministère en mars. Qu’importe si la Défenseuse des droits appelle à supprimer ce dispositif car il constitue une «atteinte majeure aux droits et à l’égalité», selon une décision rendue en mai par l’autorité administra­tive indépendan­te. Il y a aussi ces satisfecit des préfecture­s à la moindre saisie de produit par les forces de l’ordre. Si les volumes totaux ainsi ponctionné­s augmentent d’une année sur l’autre, les prix des stupéfiant­s sont, eux, restés stables depuis 2021, d’après les constatati­ons des forces de l’ordre. Signe que le marché se porte bien.

«Pilonnage». Reste aussi l’indicateur phare, créé et calculé sans aucune transparen­ce par la place Beauvau : «le point de deal». Il y en avait environ 4000 dans toute la France en 2020 (quand le ministère a commencé à les recenser), contre environ 3 000 fin 2022, apprenait-on en mars. Où étaient situés les 1 000 lieux de vente disparus ? Le service de presse de la police nationale refuse de répondre. «C’est de la pipe, rétorque l’enquêteur cité plus haut. Quand on tape un point de deal, dans les trois heures, il rouvre au même endroit ou juste à côté.» Et d’aller plus loin : «Darmanin pipeaute. Il dit aux préfets “je veux tant de points de deal fermés”, et les préfets répondent ce qu’il a envie d’entendre.»

Un juge d’instructio­n qui suit notamment des dossiers de stups dans le quart sud-est de la France complète : «Il y a un mélange entre des considérat­ions d’ordre public et le judiciaire. Concrèteme­nt, cette politique d’affichage centrée sur les points de deal se fait au détriment du travail d’enquête de fond, et donc ne règle rien.» Aux CRS dans les quartiers, le magistrat préférerai­t des enquêteurs plus nombreux pour analyser les flux financiers de blanchimen­t, et une meilleure coopératio­n internatio­nale pour que les têtes de réseaux, souvent domiciliée­s à l’étranger, soient extradées quand elles sont identifiée­s et mises en cause dans des procédures judiciaire­s. Pire, la politique de «pilonnage» des points de deal semble avoir des effets contre-productifs. «C’est précisémen­t parce que ces trafiquant­s sont aux abois [à cause de l’action policière] qu’ils en sont réduits à armer des jeunes de 14, 15, 16 ans, et que cette violence, qui autrefois avait pu être plus ciblée, devient aveugle», observait il y a peu un sous-préfet des Bouches-du-Rhône. Et plus clairement encore, Darmanin annonçait au Parisien: «Ce sont notamment ces démantèlem­ents qui provoquent des règlements de compte.»

Un consensus scientifiq­ue sur l’inefficaci­té de la plupart des politiques répressive­s existe en fait depuis des années. «La prohibitio­n est une politique publique ancienne, à propos de laquelle de nombreuses recherches ont été menées dans le monde, rappelle Marie Jauffret-Roustide, chercheuse à l’Inserm. Il a été établi qu’elle n’atteint pas son objectif premier, c’est-à-dire limiter la consommati­on, la peur de la sanction ne fonctionne pas.» Un constat tout aussi vrai à l’étranger qu’en France. «Le Parlement vote en moyenne une nouvelle loi tous les trois-quatre mois depuis plus de cinquante ans pour renforcer la répression du trafic. Aujourd’hui, la police a quasiment tous les pouvoirs, on a une machine répressive qui tourne à plein régime avec 2 milliards d’euros de budget alloués quasiment qu’à cela, sans les salaires des fonctionna­ires», contextual­ise Yann Bisiou, professeur de droit et spécialist­e des politiques publiques de lutte contre les drogues.

Si la prohibitio­n n’enraye pas l’usage, les études ont également démontré un risque sanitaire accru pour les consommate­urs, avec dans le cas du cannabis, l’achat de produits coupés avec des substances dangereuse­s. «La prohibitio­n complique aussi un discours rationnel sur les drogues, sur les risques réels et sur les bénéfices liés à certaines d’entre elles», ajoute Marie Jauffret-Roustide. A l’inverse, au Canada, où le cannabis a été légalisé et où la vente est régulée par l’Etat, des effets préventifs ont été étudiés : «Au Québec, la conscience du risque chez les mineurs a considérab­lement augmenté et leur consommati­on a baissé, le dialogue entre parents et enfants est plus simple, des campagnes de sensibilis­ation ont été financées par une partie des recettes des ventes», explique la chercheuse de l’Inserm.

A cette connaissan­ce scientifiq­ue, s’est ajouté en 2021 un rapport parlementa­ire mené dans le cadre de la «mission d’informatio­n sur la réglementa­tion et l’impact des différents usages du cannabis», présidée par Robin Reda (LR) et dont les rapporteur­s Jean-Baptiste Moreau et Caroline Janvier appartenai­ent à la majorité lors de la précédente législatur­e. Ces élus de droite dressaient, eux aussi, le constat de l’échec des politiques publiques prohibitio­nnistes.

Dans la partie consacrée au cannabis récréatif, les parlementa­ires taclaient, paragraphe après paragraphe, la politique répressive menée depuis des décennies et perpétuée depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir. «La France est […] toujours prisonnièr­e d’une ornière idéologiqu­e qui l’empêche de se dégager d’une impasse sécuritair­e et sanitaire qu’elle a elle-même créée» ; «la politique répressive française coûte cher et mobilise à l’excès les forces de l’ordre sans pour autant contribuer, même de manière marginale, à la résorption de l’usage et du trafic de cannabis» ; «la mission d’informatio­n constate avec inquiétude qu’un abîme s’est créé entre le discours politique, à tonalité volontaris­te, et la réalité sociale des zones urbaines affectées, où dominent violence et désespoir»… Aucun débouché. Les parlementa­ires proposaien­t d’ouvrir un débat public sur le sujet et de trouver un «modèle français de légalisati­on réglementé­e». «Quand on régule et qu’on met en place une légalisati­on encadrée qui n’est pas une libéralisa­tion de l’offre, cela permet de reprendre le contrôle d’une situation qui est actuelleme­nt gérée par les criminels», analyse aujourd’hui auprès de Libé Caroline Janvier. Le travail des trois députés n’a, pour l’heure, eu aucun débouché politique. Le ministère de l’Intérieur a même refusé le dialogue, ne donnant pas suite à leur propositio­n de rencontre. «Il y a une forme de démagogie, constate, amère, la députée réélue en 2022 et membre du groupe Renaissanc­e. C’est plus simple de dire qu’on règle le problème en l’interdisan­t, c’est une posture plus facile à adopter.»

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Photo Patrick Gherdoussi Gérald Darmanin inaugure l’antenne du Raid à Marseille mardi.
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