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«Le trafic dicte les conditions de vie de dizaines de milliers de personnes»

Pour Michel Gandilhon, expert associé auprès du départemen­t sécuritédé­fense du Conservato­ire national des arts et métiers, la flambée de violence liée au trafic à Marseille est inédite.

- Recueilli par Guillaume Gendron

Expert associé auprès du départemen­t sécurité-défense du Conservato­ire national des arts et métiers (Cnam), Michel Gandilhon a publié cette année Drugstore (Editions du Cerf ), sur les mécanismes et les effets du trafic de stupéfiant­s en France. Il partage le constat d’une situation «gravissime» et «anarchique».

Comment expliquer la flambée de violence actuelle ?

Sous réserve des spécificit­és de chaque dossier, ces règlements de compte s’inscrivent dans un cadre global, celui de l’explosion du marché des drogues depuis vingt ans. Et notamment la rupture que constitue depuis une dizaine d’années la place grandissan­te de la cocaïne dans les trafics de cités, liée à l’importatio­n de quantités désormais massives de poudre dans toute l’Europe, et singulière­ment en France. En termes de rentabilit­é, la cocaïne permet de dégager des marges bien plus importante­s que le cannabis, ce qui accentue les phénomènes de concurrenc­e et, in fine, de violence.

Existe-t-il une spécificit­é marseillai­se ?

Historique­ment, Marseille et le narcotrafi­c, ça remonte aux années 30, avec la fameuse French Connection qui, dans les années 60, abreuvait les Etats-Unis en héroïne. C’est une cité portuaire, stratégiqu­ement située au coeur des flux commerciau­x terrestres et maritimes, longtemps un débouché de l’opium colonial et aujourd’hui fortement connectée au Maghreb, et notamment au Maroc, un des plus gros producteur­s mondiaux de résine de cannabis. Ajoutez à cela la forte présence d’une population très jeune et paupérisée et vous obtenez un cocktail explosif.

En quel sens ?

La vague actuelle de règlements de comptes est probableme­nt sans précédent. Il y avait déjà eu beaucoup de morts dans les années 1985 et 1986, au moment de la guerre de succession ouverte par la mort du «parrain» marseillai­s Gaëtan Zampa, mais c’était à l’échelle de tout le départemen­t, pas seulement de la ville. Surtout, la différence majeure avec les affaires du milieu corso-marseillai­s qui se flinguait allègremen­t, c’est que ces truands ne contrôlaie­nt pas des quartiers entiers. Le trafic était somme toute une activité secondaire dans leurs activités illégales. Aujourd’hui, ce qui se joue est né, semble-t-il, de la cité de la Paternelle à Marseille [14e arrondisse­ment, ndlr] avec un cycle de vengeances et de représaill­es entre deux clans, les DZ Mafia et Yoda.

C’est quelque chose que Marseille a déjà connu, notamment dans les années 2010, avec une vingtaine de morts dus à un cycle de vendettas opposant deux familles de la cité Font-Vert [14e arrondisse­ment]. Sauf que là, l’intensité du phénomène est inédite. A présent, le trafic dicte les conditions de vie de dizaines de milliers de personnes qui habitent dans ces immeubles, dans ces «territoire­s». Dans le passé, les tueries se limitaient au milieu, avec très peu de victimes collatéral­es. C’est la grande rupture entre hier et aujourd’hui. Ces guerres «mafieuses» éclataient, puis ça se calmait pour quelques années, il y avait une forme d’autorégula­tion. Là, depuis 2010, tendanciel­lement, les homicides sont en augmentati­on continue, ce qui reflète une situation plus anarchique.

Que pensez-vous du terme «narchomici­de», qui renvoie à l’imaginaire criminel sud-américain ? En 2021 déjà, lors d’un été sanglant, des policiers avaient parlé de la «mexicanisa­tion» de Marseille. Cela reste très exagéré : ce qui se passe à Marseille est sans commune mesure avec la situation au Mexique, un pays où le narcotrafi­c a fait au moins 300 000 morts depuis le milieu des années 2000. Le terme «narchomici­de» est un mot de plus, un concept qui reflète le fait que la plupart des homicides sont en lien avec le trafic de drogues. Néanmoins, il est indéniable que certains faits nous renvoient à des choses qu’on voit depuis longtemps en Amérique latine. Notamment la jeunesse des acteurs, avec un âge médian tombé à 22 ans en 2021 pour les personnes interpellé­es dans le cadre de trafic de stupéfiant­s, dont 20 % de mineurs : 9 200 ont été arrêtés dans ce cadre en 2021, contre 6 800 en 2016. Ou encore l’affaire Mattéo, du nom de ce tueur à gages de 18 ans à Marseille, qui rappelle les très jeunes sicarios en Colombie ou au Mexique.

Le sous-prolétaria­t du trafic est de plus en plus jeune, pourquoi ?

En 2022, on comptait 128 points de deal à Marseille. Ce qui demande beaucoup de main-d’oeuvre… Aujourd’hui, il y a une bourgeoisi­e du trafic qui s’est «déterritor­ialisée» en s’installant en Espagne, au Maroc ou à Dubaï – ce sont les donneurs d’ordre. Et puis, tout en bas, une armada de «guetteurs» et autres petites mains utilisées pour les basses oeuvres. Cette division du travail offre un débouché criminel à des légions de jeunes déscolaris­és, non diplômés, sans travail, qui forment une véritable armée de réserve du crime. Certains de ces jeunes sont atteints par une forme de déréalisat­ion par rapport à la violence et à la gravité des faits – ils se retrouvent à manier des armes lourdes, à être impliqués dans des actes de barbarie (torture au chalumeau, homme brûlé vif dans sa voiture, jambisatio­n…).

Comment sortir de cet engrenage ?

Mettons-nous déjà d’accord sur le constat, sur la nature gravissime de la situation. On ne peut plus relativise­r ça en excipant d’une sorte de folklore marseillai­s propre à un petit milieu criminel qui a pour tradition de s’entretuer. L’Etat pratique la politique de la rustine : on fait des déclaratio­ns, on envoie des renforts, la fameuse CRS 8, mais dans le fond rien ne change. Cependant, il est vrai qu’il n’y a pas de solution miracle. La légalisati­on du cannabis avancée par certains ne réglera pas la question de la cocaïne, ni celle de l’inévitable marché noir qui émergera. Les premiers trafics dans les cités ont commencé à la fin des années 70. On est face à un phénomène vieux de plus de quarante ans, que les pouvoirs publics ont laissé s’installer et prospérer au point de devenir de plus en plus difficile à maîtriser.

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