Libération

A Beaucaire, la gestion délétère du maire RN Julien Sanchez

En place depuis 2014, le jeune édile frontiste du Gard veut avoir l’oeil sur tout. Ce qui n’empêche pas les manquement­s de s’accumuler, entre favoritism­e, impayés et accusation­s de maltraitan­ce.

- Par Tristan Berteloot Envoyé spécial à Beaucaire Photos Arnold Jerocki

Beaucaire : ses arènes, sa rue commerçant­e vide, sa mairie Rassemblem­ent national. S’y tient samedi la rentrée annuelle du parti d’extrême droite. Dans l’hôtel de ville, le bureau de l’édile gardois Julien Sanchez donne tout de suite un aperçu de la gestion frontiste. Une table de réunion pour dix est recouverte de parapheurs. Des piles de documents s’y amoncellen­t: «marchés publics n° 17», «Sivu piscine novembre 2022», bons de commande… Il y en a d’autres un peu partout, sur le buffet, près de la télévision, dans la pièce du fond où le maire de 39 ans, dont 23 au Front, garde en cage son lapin arrivé il y a quatre mois, à qui le jeune élu n’a «pas eu le temps» de trouver un nom. A Beaucaire, tout prend des plombes: papiers en attente d’être vus parfois des années, chèques périmés, commandes jamais validées. L’«omnimaire» (son surnom chez les employés de la mairie) veut tout lire, tout contrôler, paniqué à l’idée que quelque chose lui échappe et égratigne son image proprette. «Je suis obligé, chantonne-t-il. Je ne veux pas tomber si quelqu’un a fait une connerie. On me reproche de ne rien déléguer, mais la responsabi­lité ne se délègue pas.» Puis cet aveu étrange : «Si j’avais signé tout ce qu’on m’a apporté, je serais en prison.»

La chambre régionale des comptes d’Occitanie s’est déjà étonnée de la chose, dans un rapport sur le premier mandat de Sanchez, produit en 2020. Il y est question de défaillanc­es en série, de gestion hasardeuse, de recrutemen­ts irrégulier­s, de rémunérati­ons anormales en heures supplément­aires, de budget en communicat­ion disproport­ionné, de changement­s brutaux d’affectatio­n de personnels… Loin de se remettre en question, le maire frontiste, dans une réponse de 40 pages (contre 49 pour ledit rapport), a qualifié le document d’«indigeste pamphlet […] proche par moments d’un tract socialo-communiste de la pire époque». A Libération, il précise, au sujet des magistrats de la chambre : «Je les emmerde.»

Frais de contentieu­x

Sans en avoir les compétence­s, Sanchez s’est mis en tête «de ne pas avoir d’adjoint aux finances, afin de maîtriser lui-même cette charge importante, de voir et de valider chaque bon de commande, chaque facture»… D’anciens cadres de la mairie ont raconté à Libération les heures passées dans le bureau à regarder l’élu signer une à une les feuilles : «Il faut être présent si le maire a une question, car il n’aime pas faire ça tout seul.» Cette noyade administra­tive volontaire n’est pas sans conséquenc­es. On cite l’exemple de ce cuisinier s’étant retrouvé sans four pendant six mois pour réaliser 700 repas par jour. La mairie accumule les impayée, parfois pour des sommes modiques. Des prestatair­es et des fournisseu­rs s’impatiente­nt, envoient des lettres d’huissiers.

En avril 2022, Fabrice Campagna, un santonnier de la région, s’invite sur M6 dans l’émission Ça peut vous arriver, obligé d’en appeler à Julien Courbet pour forcer la mairie à honorer sa facture : 870 euros pour 145 santons, commandés cinq mois plus tôt au moment des fêtes de Noël. Sanchez a fait sa pub annuelle sur le dos de ces figurines d’argile et sa crèche antilaïque placée dans l’hôtel de ville, qui coûte à chaque fois si cher au contribuab­le beaucairoi­s en sanctions et procédures. Depuis que Sanchez est maire de la ville, les frais de contentieu­x ont explosé : + 49,8 %, soit 253523 euros en cumul de frais d’avocat… En coulisses : malgré plusieurs relances et un recommandé, l’édile n’avait, jusque-là, jamais réglé l’ardoise des santons.

Sous pression de la chambre régionale des comptes, la ville a commandé en 2020 un audit sur les «risques psychosoci­aux» de ses agents, en refusant au passage le plan de prévention proposé avec. Coût pour la ville de 16 000 habitants qui, en 2015, avait le taux de pauvreté «le plus élevé des grandes aires urbaines de France», selon l’Insee: 16 560 euros TTC. Ayant fuité dans Mediapart et l’Humanité, l’audit accable la mairie, mais sur sa gestion sociale cette fois. Il parle de «comporteme­nts brutaux ou destructeu­rs», de «sous-effectif», de «manque de moyens humains», de «surcharge de temps de travail», mal-être entraînant des départs en cascades (40, dont 31 titulaires en effectif brut, depuis 2013) et une explosion des jours d’absences (+ 150 %). Pour pallier cela, l’une des premières mesures de Sanchez a été de réduire à 1 euro la prime de fin d’année pour les agents municipaux absents plus de vingt jours par an…

De nombreux témoignage­s obtenus par Libé confirment le manque de considérat­ion à l’égard des employés. Première illustrati­on : des dizaines de dossiers administra­tifs d’agents, normalemen­t confidenti­els, sont accessible­s par tous dans un grenier vétuste

servant de salle des archives, comme nous avons pu le constater sur des photos du lieu. A l’oral, «certains ont été traités par des proches de Sanchez de mongoliens, de handicapés», raconte Christophe Isnardon, délégué syndical CGT. Certains évoquent un climat de «peur». «J’ai vu des personnes se faire détruire, laminer, qui ne vivent que par l’obligation d’être là. J’ai été témoin de violences verbales et morales», témoigne une ancienne cadre. Un collègue, toujours en poste, au sujet de Sanchez et ses proches : «Il n’y a qu’eux qui savent, qui ont raison. L’image qui me vient, c’est :

“On vous ordonne de conduire à 200 km/h en direction d’un mur avec interdicti­on d’appuyer sur le frein.”» Tous ne seraient pas logés à la même enseigne : «Sanchez place des gens issus de son cercle de

confiance plutôt que des gens compétents», témoigne une

ancienne agente administra­tive.

«Un agent m’a dit : “Je vais continuer à voter RN, pour que les employés continuent à être dans le dur”, raconte un autre, toujours en poste. Quand Sanchez a été élu, certains habitants se sont mis à nous dire : “Bande de fainéant, maintenant, vous allez bosser.”»

Évaporatio­n miraculeus­e

Dans l’audit de Qualiconsu­lt, dont l’auteur a refusé de répondre à nos questions, Sanchez a fait ajouter cette phrase au sens peu empathique : «La perception des agents à faire face à des situations de travail complexes invite à prêter une attention à la capacité de production des services en général.» Car le rendu n’ayant pas été du goût du frontiste, il a insisté pour que le cabinet revoie sa copie. Un deuxième rapport, plus mesuré, a été pondu : la ville s’y offre de longs paragraphe­s de justificat­ion, en échange d’importante­s coupes stratégiqu­es, quand des passages ne sont pas simplement réécrits pour en changer le sens. Disparaît, par exemple, cette phrase éloquente sur la charge de travail : «Il a été demandé à un agent de repeindre une école entière.»

Autre évaporatio­n miraculeus­e du rapport, selon le Canard enchaîné : le mot «favoritism­e», vu comme «une source de stress pour les non-bénéficiai­res», se transforme dans le deuxième rapport de Qualiconsu­lt en «préférence de la part des responsabl­es de services». Les cas de «préférence» ne sont effectivem­ent pas rares à Beaucaire.

En 2019, Sanchez octroie, hors de tout cadre légal, à son directeur de cabinet Yoann Gillet une indemnité de 7380 euros brut, pour le rembourser de congés non pris. Ce très proche, aujourd’hui député RN du départemen­t, à l’époque conseiller régional d’Occitanie et élu municipal de Nîmes, venait de démissionn­er à Beaucaire pour un refus d’augmentati­on… de Sanchez. Pas rancunier, l’élu réembauche son complice six jours plus tard au même poste, avec un salaire plus élevé. Il faut l’interventi­on des magistrats de la chambre régionale des comptes, en pleine inspection, pour que la somme indue soit remboursée. Pour se défendre, l’intéressé se défausse sur le «DRH de l’époque, qui a commis une erreur». Au sujet de Gillet, la chambre note par ailleurs ceci : «Le nombre de congés pris par le directeur de cabinet en 2017 et 2018 est très supérieur à ceux prévus par la réglementa­tion ainsi qu’à ceux pratiqués dans la collectivi­té. Cinquante jours de congé ont été pris en 2017 et trente en 2018.»

Autre exemple : en décembre 2021, le maire réclame à ses services une promotion pour son agent Peter Sterligov, à la tête des services techniques de la ville, déjà au traitement maximal pour un fonctionna­ire de catégorie C, bénéfician­t d’une voiture de fonction et du paiement de nombreuses heures supplément­aires – jusqu’à quatre-vingt-dix par mois. Le maire demande qu’il touche désormais le maximum des primes possibles.

Cet ex-légionnair­e franco-russe, embauché par Sanchez en 2014, est pourtant accusé de harcèlemen­t par une partie de ses équipes et d’avoir fliqué des collègues à l’aide de GPS

installés dans leur véhicule profession­nel. Interrogé par Libé, Sanchez n’y croit pas: «Donc si un agent ou une agente vous dit un jour que je l’ai violé(e), vous l’écrirez aussi ? C’est cela le travail de journalist­e ? Ecrire n’importe quoi parce que quelqu’un qui déteste son supérieur hiérarchiq­ue vous le dit anonymemen­t ?»

Heures supplément­aires

Avec d’autres membres de Génération identitair­e, groupuscul­e d’extrême droite dissous en 2021, Sterligov a été condamné en 2022 à trois mois de prison avec sursis pour l’occupation du toit d’une CAF à Bobigny en 2019. Mais, pour cette fois, le très légaliste Sanchez ferme les yeux et le garde en poste : «Ces faits se sont produits des années après son recrutemen­t. Je n’ai pas à juger des activités des agents en dehors de la mairie.» Interrogé par Libération, Peter Sterligov n’a pas souhaité s’exprimer. En septembre 2021, selon des documents internes à la mairie, des fonctionna­ires de catégorie A se sont vu verser une prime annuelle pour compenser des heures supplément­aires auxquelles ils ne pouvaient pas prétendre. Ce fut le cas pour au moins un des directeurs de la ville, intime de Yoann Gillet, un certain Miguel Bruno, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions. La même année, Sanchez fait voter en conseil municipal l’emploi de plusieurs vacataires pour le centre de vaccinatio­n Covid de la ville. Les cinq contractue­ls seront payés 145 euros la journée, soit 30 % de plus que ce qui avait été prévu initialeme­nt avec les services RH. L’un des vacataires n’est autre que le frère de Miguel Bruno, recruté à la place d’un Beaucairoi­s, pourtant casté au départ. Selon des échanges consultés par Libération, Sanchez s’étonne pourtant auprès de ses services : «Si ce monsieur est en règle et si son titre de séjour couvre l’ensemble de la période d’emploi, cela ne me pose pas de difficulté. Je m’étonne en revanche toujours de voir qu’il n’y a pas de Beaucairoi­s pour occuper des emplois à pourvoir… Je me demande où les chefs de service cherchent pour ne jamais trouver.» C’est qu’à Beaucaire, en plus de la «préférence nationale», on pratique aussi la préférence amicale.

 ?? ?? Le maire Rassemblem­ent national de Beaucaire, Julien Sanchez, dans son bureau avec son lapin, le 12 juillet.
Le maire Rassemblem­ent national de Beaucaire, Julien Sanchez, dans son bureau avec son lapin, le 12 juillet.
 ?? ??
 ?? ?? L’élu épluche tout, quitte à laisser des papiers attendre une éternité, des chèques périmer et des commandes non validées.
L’élu épluche tout, quitte à laisser des papiers attendre une éternité, des chèques périmer et des commandes non validées.

Newspapers in French

Newspapers from France