Dans la guerre pour l’âme d’Israël, la Cour suprême en première ligne
Les quinze juges de la plus haute cour de l’Etat hébreu examinent des recours déposés contre la très controversée réforme judiciaire visant à affaiblir leur pouvoir de contrôle.
Depuis 9 heures du matin cemardi 12 septembre, quinze juges israéliens, la Cour suprême tout entière, se pressent sur un iconique banc en demi-cercle, le visage grave. Ils écoutent les arguments pour ou contre une loi controversée qui limiterait leurs pouvoirs de supervision de l’exécutif, gommant un peu plus la séparation des pouvoirs. Cette première salve d’un remaniement en profondeur du système judiciaire est passée le 24 juillet sous couvert d’un amendement à une loi fondamentale, l’équivalent israélien d’une constitution. Elle a immédiatement fait l’objet d’un recours auprès de la Cour suprême de la part d’une douzaine d’associations. Si le texte est retoqué, cela sera la première fois qu’une loi fondamentale est disqualifiée, depuis la création du pays. Le gouvernement crie déjà au scandale : mardi, le ministre de la Justice et architecte de la réforme, Yariv Levin, a déclaré que l’audience même était «un coup fatal au concept de pouvoir du peuple».
Mercredi dernier, le président de la Knesset, Amir Ohana, a même laissé entendre que le gouvernement ne respecterait pas la décision de la cour, dans un discours partagé le lendemain sur les réseaux sociaux par Benyamin Nétanyahou lui-même.
«Si la loi est confirmée, toutes les universités se mettront en grève» Nadav Salzberger opposant à la réforme
Eveil politique. «On va droit vers la crise constitutionnelle», explique Arye Volk, 70 ans. Lundi soir, avec un groupe d’anciens combattants de la guerre du Kippour, il a rejoint quelques dizaines de milliers d’Israéliens devant la cour pour exprimer sa solidarité avec les juges et les fonctionnaires qui pourraient se retrouver pris entre deux maîtres. «La Knesset est juste derrière nous, dit-il en jetant son pouce par-dessus son épaule. Ici, nous sommes vraiment sur la ligne de front.» Dans la foule, des vendeurs ambulants, au sens des affaires affûté par neuf mois de manifestations, vantent à grands cris leurs «boissons fraîches démocratiques» et leurs «bagels chauds contre la dictature». Le mouvement est bien rodé, la production est fluide, les batucadas prennent des paris rythmiques plus risqués. Mais malgré l’optimisme bagarreur, les organisateurs accueillent avec gravité ce nouveau départ. «Nous respectons la Cour suprême», explique Nadav Salzberger, un des coordinateurs du mouvement étudiant. Derrière lui, sur le podium, l’ancienne ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni lui fait écho. «Mais si la loi est confirmée, toutes les universités, professeurs comme étudiants, se mettront en grève», ajoute-t-il. «La pause estivale nous a permis de nous regrouper, pour aller de l’avant, ajoute son collègue, Tom Pinhasi. Nous devons maintenant élargir le mouvement, investir d’autres secteurs, les médias, la politique locale.» Les élections municipales se tiennent fin octobre en Israël: pour beaucoup, ce sera le moment de concrétiser un éveil politique «qui a explosé ces huit derniers mois», explique Raluca Galea, directrice de Zazim, le plus important mouvement citoyen du pays. Pour enjoindre la Cour suprême à céder aux différents appels, il a rassemblé plus de 175 000 signatures. «Aujourd’hui, on entend les gens discuter de points de droit constitutionnel complexes dans le train, au travail, en famille…»
Le débat populaire est existentiel, même s’il peine à transcender la ségrégation de classe qui marque la vie israélienne. On parle de la place de l’Etat et des institutions, mais aussi du caractère originel de l’Etat hébreu : juif ou démocratique? Tout le monde a pu suivre en direct de la Cour suprême mardi ce processus philosopho-bureaucratique, le décorum britannique peinant à calmer les ardeurs israéliennes. Cela ne débouchera pas sur une décision immédiate : l’actuelle présidente de la cour, Esther Hayut, dont le visage orne souvent les pancartes des manifestants, arrive à la fin de son mandat le 16 octobre. On pressent que les juges attendront cette date, après les fêtes juives de début d’année qui s’enchaînent les trois prochaines semaines, pour statuer sur leur propre futur.
Botté en touche. Du côté de Benyamin Nétanyahou comme de son principal opposant, le centriste martial Benny Gantz, on laisse flotter l’illusion d’un compromis, que les forces vives rejettent, d’un côté comme de l’autre. «Les fascistes au gouvernement n’ont qu’une seule chance de détruire la démocratie, et c’est maintenant. Nous devons les en empêcher, assure Arye Volk. Au fond, cet exercice était nécessaire. Nous devions repenser les vieilles divisions droite-gauche. Quand ce gouvernement tombera –c’est inévitable– on sera obligés de remédier enfin à ce manque de Constitution, qu’on a botté en touche depuis 1948.» Les grands problèmes, comme l’occupation des Territoires, seront discutés plus tard. Arye Volk, lui, est partisan de donner la Cisjordanie aux Palestiniens – «et ils pourront garder Ben Gvir», dit-il en nommant l’incendiaire ministre de la Sécurité nationale et colon de Hébron, un mauvais sourire en coin.