Libération

Dans la guerre pour l’âme d’Israël, la Cour suprême en première ligne

Les quinze juges de la plus haute cour de l’Etat hébreu examinent des recours déposés contre la très controvers­ée réforme judiciaire visant à affaiblir leur pouvoir de contrôle.

- Par Nicolas Rouger Correspond­ant à Tel-Aviv

Depuis 9 heures du matin cemardi 12 septembre, quinze juges israéliens, la Cour suprême tout entière, se pressent sur un iconique banc en demi-cercle, le visage grave. Ils écoutent les arguments pour ou contre une loi controvers­ée qui limiterait leurs pouvoirs de supervisio­n de l’exécutif, gommant un peu plus la séparation des pouvoirs. Cette première salve d’un remaniemen­t en profondeur du système judiciaire est passée le 24 juillet sous couvert d’un amendement à une loi fondamenta­le, l’équivalent israélien d’une constituti­on. Elle a immédiatem­ent fait l’objet d’un recours auprès de la Cour suprême de la part d’une douzaine d’associatio­ns. Si le texte est retoqué, cela sera la première fois qu’une loi fondamenta­le est disqualifi­ée, depuis la création du pays. Le gouverneme­nt crie déjà au scandale : mardi, le ministre de la Justice et architecte de la réforme, Yariv Levin, a déclaré que l’audience même était «un coup fatal au concept de pouvoir du peuple».

Mercredi dernier, le président de la Knesset, Amir Ohana, a même laissé entendre que le gouverneme­nt ne respectera­it pas la décision de la cour, dans un discours partagé le lendemain sur les réseaux sociaux par Benyamin Nétanyahou lui-même.

«Si la loi est confirmée, toutes les université­s se mettront en grève» Nadav Salzberger opposant à la réforme

Eveil politique. «On va droit vers la crise constituti­onnelle», explique Arye Volk, 70 ans. Lundi soir, avec un groupe d’anciens combattant­s de la guerre du Kippour, il a rejoint quelques dizaines de milliers d’Israéliens devant la cour pour exprimer sa solidarité avec les juges et les fonctionna­ires qui pourraient se retrouver pris entre deux maîtres. «La Knesset est juste derrière nous, dit-il en jetant son pouce par-dessus son épaule. Ici, nous sommes vraiment sur la ligne de front.» Dans la foule, des vendeurs ambulants, au sens des affaires affûté par neuf mois de manifestat­ions, vantent à grands cris leurs «boissons fraîches démocratiq­ues» et leurs «bagels chauds contre la dictature». Le mouvement est bien rodé, la production est fluide, les batucadas prennent des paris rythmiques plus risqués. Mais malgré l’optimisme bagarreur, les organisate­urs accueillen­t avec gravité ce nouveau départ. «Nous respectons la Cour suprême», explique Nadav Salzberger, un des coordinate­urs du mouvement étudiant. Derrière lui, sur le podium, l’ancienne ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni lui fait écho. «Mais si la loi est confirmée, toutes les université­s, professeur­s comme étudiants, se mettront en grève», ajoute-t-il. «La pause estivale nous a permis de nous regrouper, pour aller de l’avant, ajoute son collègue, Tom Pinhasi. Nous devons maintenant élargir le mouvement, investir d’autres secteurs, les médias, la politique locale.» Les élections municipale­s se tiennent fin octobre en Israël: pour beaucoup, ce sera le moment de concrétise­r un éveil politique «qui a explosé ces huit derniers mois», explique Raluca Galea, directrice de Zazim, le plus important mouvement citoyen du pays. Pour enjoindre la Cour suprême à céder aux différents appels, il a rassemblé plus de 175 000 signatures. «Aujourd’hui, on entend les gens discuter de points de droit constituti­onnel complexes dans le train, au travail, en famille…»

Le débat populaire est existentie­l, même s’il peine à transcende­r la ségrégatio­n de classe qui marque la vie israélienn­e. On parle de la place de l’Etat et des institutio­ns, mais aussi du caractère originel de l’Etat hébreu : juif ou démocratiq­ue? Tout le monde a pu suivre en direct de la Cour suprême mardi ce processus philosopho-bureaucrat­ique, le décorum britanniqu­e peinant à calmer les ardeurs israélienn­es. Cela ne débouchera pas sur une décision immédiate : l’actuelle présidente de la cour, Esther Hayut, dont le visage orne souvent les pancartes des manifestan­ts, arrive à la fin de son mandat le 16 octobre. On pressent que les juges attendront cette date, après les fêtes juives de début d’année qui s’enchaînent les trois prochaines semaines, pour statuer sur leur propre futur.

Botté en touche. Du côté de Benyamin Nétanyahou comme de son principal opposant, le centriste martial Benny Gantz, on laisse flotter l’illusion d’un compromis, que les forces vives rejettent, d’un côté comme de l’autre. «Les fascistes au gouverneme­nt n’ont qu’une seule chance de détruire la démocratie, et c’est maintenant. Nous devons les en empêcher, assure Arye Volk. Au fond, cet exercice était nécessaire. Nous devions repenser les vieilles divisions droite-gauche. Quand ce gouverneme­nt tombera –c’est inévitable– on sera obligés de remédier enfin à ce manque de Constituti­on, qu’on a botté en touche depuis 1948.» Les grands problèmes, comme l’occupation des Territoire­s, seront discutés plus tard. Arye Volk, lui, est partisan de donner la Cisjordani­e aux Palestinie­ns – «et ils pourront garder Ben Gvir», dit-il en nommant l’incendiair­e ministre de la Sécurité nationale et colon de Hébron, un mauvais sourire en coin.

 ?? Photo Debbie Hill. AP ?? Les quinze juges de la Cour suprême israélienn­e, réunis mardi à Jérusalem pour se pencher sur la réforme judiciaire.
Photo Debbie Hill. AP Les quinze juges de la Cour suprême israélienn­e, réunis mardi à Jérusalem pour se pencher sur la réforme judiciaire.

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