Libération

De l’art de cerner l’abaya sur BFM

Le sujet a monopolisé les équipes de la chaîne d’informatio­n en continu : c’est abaya non-stop… A force, on n’est pas à l’abri d’une découverte.

- Par Daniel Schneiderm­ann

Au menu de BFM, c’est uniforme au collège. Oui ou non, pour ou contre, avec son choix de desserts : uniforme par établissem­ent, ou le même de Lille à Marseille ? Débatteur assigné au créneau droite éclairée, l’avocat Charles Consigny boude la question: idée banale, petite bourgeoise, de petite ville. Faut foutre la paix aux gens.

«Même avec l’actualité, là ?» s’étonne l’animatrice Julie Hammett. Consigny, innocent : «Quelle actualité ?» Quelle question. «Les abayas!» Consigny: «12 millions de collégiens et lycéens ont fait leur rentrée, et sur ces 12 millions, nous avons 67 cas d’abayas problémati­ques. Y a peut-être un problème de focale médiatique. Passons sur un sujet plus important je trouve…» L’animatrice, riant : «C’est vous qui décidez des sujets, maintenant ?» Un silence. «Non, je rigole.» Mais non, elle ne rigole pas du tout. Que le chroniqueu­r prétende lui-même choisir les sujets qui lui semblent importants (en l’occurrence, le fossé sociologiq­ue entre les établissem­ents scolaires selon les quartiers) est, dans la liturgie BFM, une sorte de sacrilège.

Dans ces débats qui ont proliféré depuis l’apparition des chaînes d’info, parce qu’ils permettent de remplir l’antenne à bas prix, les intervenan­ts ne sont pas invités pour proposer leurs sujets. Ils sont là pour produire de la contradict­ion apparente sur les sujets décidés par la direction de la chaîne. Et la semaine dernière, c’était abaya au petit-déjeuner, et au dîner, puisque le ministre Attal, qui règle les focales médiatique­s, en a décidé ainsi. Bien bon, le ministre. Il nous évite d’avoir à trop réfléchir. Des fois qu’on s’égarerait du côté des remplaceme­nts de profs, du projet du «pacte» enseignant, tous ces sujets qui prennent la tête.

Autre émission, toujours sur BFM. Un corps parle. Ce corps est visible du bas du cou jusqu’au niveau des genoux, il est vêtu d’une ample tunique blanche, aux manches bouffantes. La propriétai­re de ce corps (féminin, donc) est interviewé­e en duplex par le duo Truchot-Marshall (faute de savoir les distinguer au son, appelons-les «Marchot 1» et «Marchot 2», comme les Dupont). Donc, cette tenue, «on la détaille, pour qu’on comprenne bien, commence Marchot. C’est une tenue jusqu’à mi-cuisses…» (la caméra descend, laissant apparaître un pantalon blanc sous la tunique). «…tunique et pantalon sont un peu amples, voilà…» dit Marchot. «C’est ça», confirme la voix. Un peu amples. Votre compte est bon. «C’est une abaya?» «Non. C’est un teeshirt, et son pantalon», nie la coupable. Marchot, finassant : «Est-ce que vous aviez conscience que votre tenue pouvait prêter à confusion ?» «Ben non.» «Ce n’est pas une tenue religieuse, pour vous?» «Non. Je prie pas avec, je fais du sport avec.» «Alors pourquoi vous mettez ce genre de tenue ample, euh (coup d’oeil à la fiche), Nassima ?» «Ben parce que c’est la mode, et que ça me plaît.» «L’année dernière vous veniez avec ce genre de tenue, sans problème ?» «Oui, je le mettais en plusieurs coloris.» «Vous portez le voile également?» «Oui.» «Et le voile, vous l’enlevez avant de rentrer à l’école ?» «Oui quand je vais en cours je l’enlève.»

Marchot, osant la question qui inondera les réseaux sociaux et, sous-titrée en anglais, fera le tour du monde : «Mais est-ce que vous préférez ces tenues amples parce que ça cache un peu vos formes, ou pas ?» «Non. C’est ce qui est en tendance, et j’aime ça.» Voilà. Les formes. Non seulement ample, mais des formes à cacher, à 15 ans. Suspect, ça. Il cache ses formes, lui, Marchot ? A noter que l’an dernier, en pleine polémique crop-top, l’exhibition de leur nombril était tout aussi suspecte. Futées, les bougresses. On n’est pas trop de deux. Où en était-on ? Ah oui, la tendance. Marchot : «Et cette tendance, vous la voyez où, d’où elle vient?» «Ben de partout… sur les réseaux, dans la vie…» «Quel type de réseaux sociaux, s’il vous plaît, euh (deuxième coup d’oeil à sa fiche), Nassima ?» «TikTok, Snap, Instagram, Twitter. Tous les réseaux.» «Mais est-ce que d’autres copines qui ne sont pas musulmanes portent ce type de tenues ?»

Et soudain l’interrogat­oire bascule. «Oui j’ai des copines non-musulmanes qui portent ces tenues.» «Non mais attendez, elles peuvent rentrer dans l’établissem­ent ?» «Oui voilà, ma copine ce matin est rentrée avec la même tenue en gris, y a personne qui lui a dit quelque chose. C’est quand tu portes le voile qu’il y a un problème.» Authentiqu­e stupeur des Marchot. Ils ont appris quelque chose. ◆

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France