«L’Eté dernier», ménage à proie
Une mère de famille bourgeoise se lance dans une relation adultérine avec le fils mineur de son compagnon. Un portrait de femme plein de paradoxes et de cruauté sublimé par Léa Drucker.
«C’était moi… mais c’était pas moi.» C’est sur cette phrase que s’immobilisait le visage indéchiffrable de la femme hémiplégique jouée par Isabelle Huppert, au dernier plan de ce grand film qu’était Abus de faiblesse. Dix ans plus tard, la fiction nouvelle s’ouvre sur un autre visage de femme, en espèce de contrechamp à distance, de l’autre côté du bureau : celui non moins opaque mais cette fois inquisiteur de la femme avocate jouée par Léa Drucker, recueillant le témoignage convulsé d’une jeune fille abusée sexuellement. D’un abus de faiblesse à l’autre, d’un visage à l’autre et d’une métamorphose à l’autre, portrait de l’artiste au miroir, dédoublée: la figure de Catherine Breillat à travers les âges, de la vraie jeune fille à la vieille maîtresse et au dernier été, se peut remonter en quinze films d’une «oeuvre au blanc» sorcière, dans une rétrospective ces jours-ci à la Cinémathèque.
Trou noir de silence
Aucune actrice breillatienne ne ressemble aux autres, mais toutes parviennent à figurer l’artiste en autoportrait intransigeant, à «l’incorporer» dans un mimétisme magnétique, un mesmérisme. Alors, l’abus de faiblesse change ici de genre et de côté, pas seulement de visage. Ce n’est plus l’escroc Rocancourt qui abuse d’une femme âgée et fragilisée, c’est la bourgeoise Anne qui abuse d’un garçon jeune ignorant les règles de société, avec son «consentement», au sens que Vanessa Springora a donné au terme dans un beau livre ainsi intitulé. Anne a la petite cinquantaine, un mari, une soeur, deux petites filles adoptées, une demeure non loin de Paris. Un jour d’été, l’époux accueille Théo, 17 ans, fils d’un premier mariage, vaurien gâté et bouclé aux faux airs d’un Saint Jean-Baptiste. On assiste à la rencontre inévidente de ces deux-là, deux blondeurs, deux générations et deux peaux. Bien avant la différence d’âge (et de corps) de la liaison adultère, plus que le portrait de deux générations s’apprivoisant, Breillat s’attache dans la première partie à capter de son personnage la couleur, le passage de saison, par de simples allers-retours, les déplacements dans l’espace et les paroles quand elle fait l’amour avec son mari. L’Eté dernier, à commencer par ce titre qu’on dirait d’un Ozu tardif (mais l’influence chez Breillat est à chercher du côté d’Oshima), parle d’abord de ça, de la jeunesse (passée), de la vieillesse (rangée), de la maturité d’une femme qui fut une vraie jeune fille, de sa séduction et de sa mélancolie. Deuxième partie, sa liaison. Troisième partie, son mensonge, le déni, l’abjecte parole contre parole et le triomphe de la bourgeoisie, trou noir de silence («Tais-toi»). On regrette parfois au cours de cette étude de femme cruelle et magnifique de quitter le visage d’Anne pour celui moins intéressant de son interlocuteur.
Bourgeoisie normopathe
Le récit «incestueux» du film, remake d’un (mauvais) film danois de 2019, n’est pas en soi original. La beauté paradoxale consiste à nous situer entièrement du côté de la (mauvaise) femme, Phèdre froide, pas objet ni victime, ni proie pathétique ni salope fondamentale, mais le sujet à la manoeuvre. Il faut voir Léa Drucker, absorbée en transe transie, défaillir, devenir ce monstre puritain rappelant des femmes buñueliennes, cette bourgeoisie «normopathe» et sociopathe d’un seul tenant. Rien, dans l’Eté dernier, ne sortira de la famille. Le film ne juge pas. Ou bien il juge de tout. Et comme tout change dans la durée du film plusieurs fois, le sens flotte, le message vient tromper l’attente morale, quelle qu’elle soit: il n’y en a pas. Plutôt, comme l’indique une affiche de la chambre de Théo, l’Eté dernier parcourt la carte de «circulation du sang»: ce qu’il y a de plus profond, c’est la peau. Cette veine au front, cette complexion, un abandon exsangue. L’essentiel de la mise en scène consiste à s’embusquer, à agir «dans le dos», au propre et au figuré, sous le sceau du secret puis du mensonge, à reculons : Théo sous la véranda derrière le couple, dans le dos de ses soeurs après un cambriolage, etc. Ou le premier baiser, subitement du point de vue du mur contre lequel, dans le lit, ils sont adossés. Dans leur dos, les surprenant à leur insu – sentiment, jouissance, inconséquence, démon de midi – la mise en scène contredit tout le monde, Breillat et son discours «clé en main» y compris. Le film échappe, à elle la première – signe des grands cinéastes. C’est Breillat, mais c’est pas Breillat. L’Eté dernier de Catherine Breillat avec Léa Drucker, Samuel Kircher, Olivier Rabourdin… 1 h 44.