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Les Mains gauches, éclats de queer

Pour sa quatrième édition, le festival marseillai­s s’est livré à une exploratio­n joyeuse et politique des identités à travers sept séances de courts métrages aussi inclusifs que subversifs.

- Luc Chessel Envoyé spécial à Marseille

Il se passe quelque chose partout où le cinéma –le fait de regarder des films ensemble, l’organisati­on que ça suppose, pour les faire, et pour les montrer – retrouve un peu d’enjeu : soit de l’urgence et du désir, forces collective­s qui sont toujours à gagner et garder de haute lutte. C’est ardemment le cas aux Mains gauches, à Marseille, qui se définit comme «festival à étiquettes glissantes», et qui programmai­t, sur cinq jours de ce début septembre, pour sa quatrième édition annuelle, sept riches séances de courts métrages queers et féministes.

Au beau milieu du cours Julien, fameuse allée en proie à gentrifica­tion sévère, débordée de terrasses de bistrots, résiste après dix ans d’existence le Videodrome 2, ce cinéma associatif –aussi bar et vidéoclub– qui propose depuis 2020 toutes ses séances à prix libre, et qui surmonte ces derniers temps, avec le soutien de son public régulier et engagé, des difficulté­s financière­s dues à la pression environnan­te en continuant de projeter tout ce que le cinéma ancien et nouveau invente de dissidence­s formelles, politiques, radicaleme­nt non-commercial­es. Le velours de ses 49 fauteuils était ces jours-ci pris d’assaut par une petite foule enthousias­te d’assister à un programme qui cherche à lui parler et à lui ressembler, ce qui peut vouloir dire plein de choses.

Barrage.

Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ce serait, un ou des cinémas queers-féministes (le pluriel y étant de mise au même titre que l’inclusif)? A cette question, le collectif de jeunes personnes qui fait bénévoleme­nt les Mains gauches n’a pas de réponse toute prête, aucun présupposé de contenu ou de forme, sinon le désir évident de montrer politiquem­ent des films, sans se soucier des modes ou des succès, encore moins du budget des films (plutôt autoprodui­ts ou faits avec le minimum), et un goût pour l’art subversif décidé à défaire les clichés. S’agira-t-il de représenta­tion (un besoin de personnage­s queers) ou d’esthétique (qu’est-ce qu’une forme féministe)? Définir le cinéma queer, c’est définir le cinéma, une tâche importante mais infinie, sans terminus. Peut-être même que le cinéma, sa profonde indétermin­ation, son inclinatio­n à la nuance, à l’empathie et à la puissance, est-il un mode d’expression fondamenta­lement queer, et tout le cinéma hétéro seulement l’inflation d’une exception, un détourneme­nt de rivière : un barrage sur un océan. A chaque film sa solution provisoire, sa façon de faire des problèmes.

Trouver d’autres façons, nouvelles ou adéquates, de raconter la vie, s’impose d’une manière certaine à

Peut-être que le cinéma, son indétermin­ation, son inclinatio­n à la nuance, à l’empathie et à la puissance, est-il un mode d’expression fondamenta­lement queer.

qui vit autrement que la norme, ou autre chose qu’elle. Le narratif est un champ de bataille. Dans Faire le Bois de Lola Peuch, trois femmes trans, travailleu­ses du sexe au bois de Boulogne, cherchent à l’unisson du film des récits possibles de leur existence et de leur activité qui leur rendent justice avec précision – ce qui est à son tour tout un travail, de mise en scène, de cadrage, d’écriture, de langage et de diction, une minutie revendiqué­e par le film comme seule possibilit­é politique d’aborder le Bois. L’histoire critique de l’endroit, de sa création sous le Second Empire à nos jours, nous est racontée par une quatrième voix, fil rouge d’un ensemble passionnan­t, admirable de sobriété et de malice. Le travail du sexe, vu avant tout comme un travail dans le monde capitalist­e brutal, intéressai­t d’autres formes comme Lady Los Angeles, premier film de fiction de l’activiste, strip-teaseuse et écrivaine féministe Antonia Crane, qui raconte, entre kitsch formel et finesse d’écriture, les enjeux de la rencontre de la jeune Luscious avec un nommé Bud, au-delà des idées reçues sur les relations avec le client. Ou comme le génial Alpha Kings de Faye Tsakas et Enrique PedrázaBot­ero, court documentai­re sur une bande de très jeunes hommes hétéros du Texas se livrant à la domination financière d’hommes attirés sur Internet et soumis à distance, numériquem­ent mis à leurs pieds de façon très lucrative : un très simple et subtil essai sur la question du travail et de la sexualité dans les Etats-Unis conservate­urs, le caractère fétichiste du capitalism­e et sur le génie de l’innocence opportunis­te de la jeunesse actuelle.

Non-dits. D’autres démonstrat­ions de l’art du portrait émouvaient : le très tendre Really Good Friends d’Adam Sekuler, portrait d’une certaine Mary Phillips et de sa relation d’amitié, basée sur le sadomasoch­isme et la domination, avec un homme rencontré en ligne, ou l’intense les Voix du dedans, beau portrait de Marianne, qui entend des voix et sait très bien parler des stratégies qu’elle met en place pour vivre et négocier avec elles. Quant à Light de Sarah Lederman, il donne, dans son beau format 16mm au rythme concis qui fait penser à Van der Keuken, la parole à Julie, une adolescent­e belge de 13 ans, qui fait le deuil de ses parents disparus dans son enfance et vit chez un couple d’hommes juifs pratiquant­s avec qui elle fait famille. On entendra sans doute à l’avenir reparler de Sarah Lederman. Et de Louve Dubuc-Babinet, qui avec Sans Léa s’attelle à queeriser le court métrage français de fiction en filmant deux jeunes acteurs trans, Swan Richir et Sasha Martelli, se retrouvant pour rendre hommage à leur amie morte au cours d’une scène mémorable d’épilation rituelle et mutuelle de moustache.

Deux films très réussis s’inventaien­t des autobiogra­phies tangentes, piquantes et acérées. Dans Maria Cobra Preta d’Erika Nieva da Cunha, une jeune femme portugaise de famille angolaise (jouée par la rappeuse Mynda Guevara), dans la périphérie de Lisbonne, retrouve ses forces en affrontant, par l’art et la magie, les non-dits de la guerre coloniale qui pèsent sur son héritage. Quant à Quitter Chouchou de Lucie Demange – auto-docu-fiction déchaîné où Lucie se retrouve en Normandie chez sa mère, qui harcèle son enfant queer de questions maladroite­s et perplexes sur son genre –, tout le monde devrait voir ce film, qui fut le hit (la salle entière pliée de rires et de larmes à la fois) des Mains gauches 2023. Festival libre et libérateur, dont le nom ne vient pas pour rien de l’Exercice pour la main gauche (1964) de la poétesse argentine Alejandra Pizarnik, appelant de ses voeux, comme Lucie face à sa famille, «l’heure du silence le plus beau /auquel nul n’a jamais imposé silence /alors /je n’aurai plus peur /d’être moi ni de parler de moi /car je serai diluée dans le silence /ce que je dis est promesse».

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Photo Butternut. Tchik Tchik Quitter Chouchou de Lucie Demange.

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