Libération

«Le Grand Chariot», les poupées du sire

Décevant malgré une émouvante réflexion sur la transmissi­on, le film de Philippe Garrel sort entaché par les accusation­s contre le cinéaste.

- Olivier Lamm

Avec quoi, équipé de quel bagage, aveuglé par quelles oeillères, découvre-t-on un film idéalement? Cinéphilie, préjugé, lacune parfaite (ignorance is bliss) – Philippe Garrel et ses films ont en tout cas changé à nos yeux de spectateur, sinon de nature, de zone dans l’histoire du cinéma français, avec les révélation­s publiées fin août dans Mediapart sur les «propositio­ns sexuelles en échange d’un rôle, gestes et tentatives de baisers non consentis lors de rendez-vous profession­nels» dont il se serait rendu responsabl­e, selon plusieurs témoignage­s; et la découverte a posteriori de ce 29e long métrage en est immanquabl­ement entachée et modifiée.

D’où notre attention particuliè­re portée à un personnage secondaire et à un récit vraisembla­blement pensés comme allogènes aux protagonis­tes et intrigues principaux: Pieter (Damien Mongin, habitué de Garrel qui campe ici un artiste mielleux et antipathiq­ue). Bon camarade et sale con avec les femmes, il met d’abord à rude épreuve Hélène (Mathilde Weil), qu’il quitte au moment où naît leur premier enfant, puis Laure, jouée par Asma Messaouden en amante plus qu’éprouvée. Le personnage contaminer­a le film de relents morbides d’autant plus décevants qu’ils contredise­nt le fatalisme doux, presque apaisé qui s’en dégage.

Car autrement, le Grand Chariot est un film charmant, émouvant sur la vieillesse et la trivialité de l’art face à la vitalité de la jeunesse. Le grand chariot, c’est le «grand» cinéma de Garrel bien sûr, que le cinéaste caricature, bafouerait presque, en le transmutan­t en théâtre de marionnett­es à gaine. Petite affaire familiale dirigée par un vieux père malade, qui y a embarqué ses trois enfants. Ces derniers s’en retrouvent piégés alors que se concrétise l’enjeu de la transmissi­on, sommés de choisir entre leur liberté et la perpétuati­on de ce qu’il a fondé, et que Garrel fait jouer par ses propres enfants Léna, Esther et Louis.

Pas que le cinéaste moque l’art de la marionnett­e, qui donne d’ailleurs de très belles scènes de chasséscro­isés derrière le mur du castelet, mais plutôt le romantisme un peu pénible de l’art sanctifié par son statut d’artisanat. De même que cette vocation du saltimbanq­ue, que son cinéma s’est trouvé de plus en plus à incarner aux yeux du public, et en contraste avec le reste de l’industrie française, au fur et à mesure des années. Un rêve toxique de Martha (Esther Garrel), torturée par la culpabilit­é d’aller voir ailleurs, fait songer qu’un autre nom de la constellat­ion du Grand Chariot est la Grande Casserole, ce que Garrel n’élude pas. Sa manière d’embrasser la dérive du personnage de peintre tourmenté n’en est que plus inexplicab­le – un retour du refoulé dans un film malin et perspicace, qui l’alourdit puis le fait dériver tout à fait (le dernier plan, crève-coeur). On n’aurait pas trouvé meilleure métaphore pour le film au moment où il nous arrive, lesté du pire, alors qu’il ne manquera pas de manquer son public.

Le Grand Chariot de Philippe Garrel. Avec Louis, Esther et Léna Garrel… 1 h35.

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distributi­on ?? Attention Guignol !
Le gendarme !
Photo Ad Vitam distributi­on Attention Guignol ! Le gendarme !

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