«Le Grand Chariot», les poupées du sire
Décevant malgré une émouvante réflexion sur la transmission, le film de Philippe Garrel sort entaché par les accusations contre le cinéaste.
Avec quoi, équipé de quel bagage, aveuglé par quelles oeillères, découvre-t-on un film idéalement? Cinéphilie, préjugé, lacune parfaite (ignorance is bliss) – Philippe Garrel et ses films ont en tout cas changé à nos yeux de spectateur, sinon de nature, de zone dans l’histoire du cinéma français, avec les révélations publiées fin août dans Mediapart sur les «propositions sexuelles en échange d’un rôle, gestes et tentatives de baisers non consentis lors de rendez-vous professionnels» dont il se serait rendu responsable, selon plusieurs témoignages; et la découverte a posteriori de ce 29e long métrage en est immanquablement entachée et modifiée.
D’où notre attention particulière portée à un personnage secondaire et à un récit vraisemblablement pensés comme allogènes aux protagonistes et intrigues principaux: Pieter (Damien Mongin, habitué de Garrel qui campe ici un artiste mielleux et antipathique). Bon camarade et sale con avec les femmes, il met d’abord à rude épreuve Hélène (Mathilde Weil), qu’il quitte au moment où naît leur premier enfant, puis Laure, jouée par Asma Messaouden en amante plus qu’éprouvée. Le personnage contaminera le film de relents morbides d’autant plus décevants qu’ils contredisent le fatalisme doux, presque apaisé qui s’en dégage.
Car autrement, le Grand Chariot est un film charmant, émouvant sur la vieillesse et la trivialité de l’art face à la vitalité de la jeunesse. Le grand chariot, c’est le «grand» cinéma de Garrel bien sûr, que le cinéaste caricature, bafouerait presque, en le transmutant en théâtre de marionnettes à gaine. Petite affaire familiale dirigée par un vieux père malade, qui y a embarqué ses trois enfants. Ces derniers s’en retrouvent piégés alors que se concrétise l’enjeu de la transmission, sommés de choisir entre leur liberté et la perpétuation de ce qu’il a fondé, et que Garrel fait jouer par ses propres enfants Léna, Esther et Louis.
Pas que le cinéaste moque l’art de la marionnette, qui donne d’ailleurs de très belles scènes de chasséscroisés derrière le mur du castelet, mais plutôt le romantisme un peu pénible de l’art sanctifié par son statut d’artisanat. De même que cette vocation du saltimbanque, que son cinéma s’est trouvé de plus en plus à incarner aux yeux du public, et en contraste avec le reste de l’industrie française, au fur et à mesure des années. Un rêve toxique de Martha (Esther Garrel), torturée par la culpabilité d’aller voir ailleurs, fait songer qu’un autre nom de la constellation du Grand Chariot est la Grande Casserole, ce que Garrel n’élude pas. Sa manière d’embrasser la dérive du personnage de peintre tourmenté n’en est que plus inexplicable – un retour du refoulé dans un film malin et perspicace, qui l’alourdit puis le fait dériver tout à fait (le dernier plan, crève-coeur). On n’aurait pas trouvé meilleure métaphore pour le film au moment où il nous arrive, lesté du pire, alors qu’il ne manquera pas de manquer son public.
Le Grand Chariot de Philippe Garrel. Avec Louis, Esther et Léna Garrel… 1 h35.