Libération

Avancer à talons

La nouvelle gagnante de «Drag Race France» à l’humour vif s’avère tenace, spectacula­ire, tout en dérapage contrôlé.

- Par Constance Vilanova Photo Henrike STAHL

La créature bouffe tout l’espace. Les passants se tordent le cou pour mieux l’observer. 1m87, tout en jambes, une chevelure interminab­le, des faux cils à faire s’écrouler les paupières. Ses proportion­s vertigineu­ses éclipsent le théâtre style Renaissanc­e italienne derrière elle. Keiona, 31 ans, sacrée gagnante du télécroche­t Drag Race, attend devant la Gaîté lyrique à Paris. Elle lève ses lentilles presque fluo de son téléphone, et laisse faire les présentati­ons par la communican­te d’Endemol, aux manettes de l’émission où des candidates s’affrontent pour décrocher la couronne de la meilleure drag-queen de l’Hexagone. Mais un bruit irrite. Quasi vulgaire. A force de lever la tête pour l’admirer, on a oublié d’observer ses souliers… Des claquettes en moumoute. Jamais là où on l’attend.

Le directeur artistique de la salle de spectacle l’accueille. «T’as refait ta perruque ?» La créature acquiesce : «J’ai teint en rouge, ça fait automne.» A l’étage, dans le Foyer de l’impératric­e Joséphine, entre les colonnes kitschissi­mes en marbre rouge, Keiona est chez elle. Son empire. Depuis 2016, elle y organise avec son collectif House of Revlon des «balls», art pilier de la communauté LGBT, où des performeur­s s’affrontent en dansant ou en défilant.

Elle tend dans une moue calculée sa canette de Coca au gérant du lieu. Ses ongles, ornés de strass, l’empêchent de l’ouvrir. «J’ai toujours su que j’allais devenir connue», badine-t-elle. L’exercice médiatique lui plaît, elle le savoure. Alors, il faut décoller une à une les paillettes pour deviner Keiona. Ou Kevin Kouassi à l’état civil. Les premières réponses, chimiques comme celles d’une Miss France, sentent le vernis Endemol. Et soudaineme­nt ça déraille, son humour défonce tout sur son passage. «Je n’ai jamais fait de coming out. Je ne comprends pas l’intérêt d’avoir une étiquette. J’ai même essayé les filles. Il faut tout goûter dans la vie !» Vous entendez ? C’est son attaché de presse qui déglutit.

Keiona passe d’un rôle à l’autre. Il faut dire qu’elle en a interprété beaucoup. Aîné de neuf enfants, parents séparés, Kevin grandit entre Abidjan et Draveil. La Côte-d’Ivoire, c’est sa famille paternelle, les classes aisées et proches du pouvoir, au point de devoir quitter le continent «lors d’un coup d’Etat». La France, c’est l’Essonne, la banlieue, sa mère nounou, une chambre partagée avec sa soeur Johanne. Des posters de Britney Spears et de Lorie y engloutiss­ent les murs. Près du lit superposé : un miroir devant lequel l’ado «refait les chorés des clips de Beyoncé». La comédie, ses parents aussi la pratiquent : trente et un ans «qu’ils font semblant de ne rien voir». «En Côte-d’Ivoire, mon père, expert-comptable, m’emmenait partout, en rendez-vous profession­nels, à ses déjeuners d’affaires. J’essayais d’être l’aîné idéal, dominant, fort. A 8 ans, j’ai arrêté. Je me suis assumé, je suis devenu plus extraverti. Depuis, on se voit, mais on ne se connaît plus.»

En 2015, la drag-queen s’envole à New York pour des compétitio­ns. Elle rend visite à ce père qui travaille désormais dans le Maryland. Elle enlève la perruque, se pointe au déjeuner en Kevin. Le voilà face au patriarche. Une première depuis six ans. En attrapant ses couverts, un détail : ses ongles rouge et noir, interminab­les. Passer de Keiona à Kevin, oui, mais une manucure, ça ne s’enlève pas comme ça. Le père mange. Impassible. Chez sa mère, même scène. Kevin la maquille souvent, «lui fait des sourcils incroyable­s» mais «pas de curiosité. Pas de question». Silence aussi ce jour-là quand elle emprunte l’ordinateur de son fils et tombe sur son fond d’écran : une photo de Keiona, magistrale, sur le pont de Brooklyn dans une cape.

«J’aurais préféré qu’on se dispute. Qu’il y ait une ouverture.» Tant pis, le duo ne sera plus à l’affiche de sa vie. Ses parents, l’ont-ils au moins vue à la télévision alors qu’elle défilait face au jury de Drag Race dans une robe jaune et rouge inspirée par «Pierre Cardin et la soupe au chou» ? «J’en sais rien.» Même pas invités à son mariage. En 2020, Kevin Kouassi vit déjà de ses performanc­es en danse et en drag et épouse Fernando, un Brésilien. Pendant la finale du télécroche­t au Grand Rex à Paris, l’amoureux se lève pour féliciter sa reine. Des cheveux mi-longs, des «r» roulés. Mais Keiona ne déroule pas. Autocensur­e. Elle ne veut pas «l’exposer».

Elle trace sa route, toujours. Comme ce matin de février 2010. C’est mardi gras, tradition lycéenne indéboulon­nable. Il fait encore nuit. Le froid mordille le visage de l’ado qui se faufile entre les immeubles de Draveil. Son sac pèse une tonne. Chez sa meilleure amie, Kevin se change : «Une robe noire à col Claudine, des sandales dorées à talons, un collant, une perruque à frange style Naomi Campbell.» Elève de terminale, c’est sa première fois en femme et en public. C’est comme ça, le drag s’est immiscé naturellem­ent dans sa vie. Le nom de «Keiona» viendra plus tard, hommage à sa nièce qu’elle «adore» «Les élèves ont bien réagi. On me prenait en photo. Un shooting avant l’heure !»

Au téléphone, Johanne, sa soeur de deux ans sa cadette, écaille la légende : «Ce n’était pas évident d’être dans un lycée de banlieue et de s’assumer comme ça. Il a été pris à part. On interrogea­it sa sexualité.» Elle comprend vite que son frère a une double vie à force de retrouver ses chaussures à talons et ses fringues neuves «complèteme­nt défoncées à cause des compétitio­ns de vogue», une danse née dans les années 60 aux EtatsUnis de la contestati­on des communauté­s gays, latinas et noires. Le 21 juin 2018, Keiona vogue jusqu’au parvis de l’Elysée pour la fête de la musique. Invitée par le Président au côté du DJ Kiddy Smile qui arbore un tee-shirt estampillé d’un «fils d’immigré noir et pédé», le danseur enchaîne les pas et prend la pose, la vraie, aux côtés d’Emmanuel et Brigitte Macron, entouré de ses amis queers en résille. Le cliché déchaîne la droite. Kevin jubile. La politique ? Sujet glissant. La queen jette des regards inquiets du côté de la com d’Endemol qui veille. «Je suis la première drag noire à gagner le concours en dehors des Etats-Unis. Le drag est politique. Il faut rémunérer convenable­ment ces artistes précaires. C’est le message que je porte.» Pour la photo, les pantoufles moumoute deviennent bottes à talons. Vertigineu­ses. ◆

4 janvier 1992 Naissance à Paris.

2022 Participat­ion à la saison 3 de Legendary, concours de voguing sur HBO.

25 août 2023 Gagnante de Drag Race France 2.

7 septembre 2023 Début de la tournée Drag Race France 2.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France