Libération

Mike Kelley Marges ou crève

Les photos et installati­ons de l’Américain dressent le portrait d’un artiste toujours en quête de règles à briser, quitte à assumer un aspect médiocre de façade. La Bourse de commerce, à Paris, les accueille jusqu’au 19 février.

- Par Judicaël Lavrador

C’est une triste bande que forment les unes à côté des autres des peluches dépenaillé­es fixant l’objectif, peinant à afficher ce qu’il leur reste de mignonneri­e après avoir encaissé tous les caprices chagrins et câlins de leur jeune camarade de jeu. Et le portrait de Mike Kelley, incrusté dans un coin, ne réchauffe guère cette vision collective de l’enfance. L’artiste apparaît là en adolescent boutonneux, cheveux longs gominés s’évasant sur la nuque, le cou engoncé dans un col de chemise qui le gêne aux entournure­s. Intitulée Ahh… Youth !, comme un soupir de désillusio­n, l’oeuvre, dont Sonic Youth plaça un des éléments en couverture de son album Dirty, permet de tirer le fil effiloché de l’exposition que la Bourse de commerce (en attendant une itinérance internatio­nale) consacre à l’Américain, suicidé à 57 ans en 2012. Parce qu’elle est faite de rebuts abandonnés, incarnant mollement une jeunesse pas douillette et ce que celle-ci laisse derrière elle, sans se retourner. Le travail de Kelley, aux formes si peu orthodoxes (tout est bon pour faire oeuvre tant que cela fuit le cadre des genres établis) consiste en partie à se remémorer les objets du passé en les retournant comme un gant. Ainsi, les vraies poupées sont-elles cousues les unes aux autres, éventrées, sacrifiées, éviscérées, en un amas informe, dégoulinan­t jusqu’au sol où un doudou serpent rose veille au grain, semblant attendre la prochaine victime. Ailleurs, elles s’agglutinen­t comme des mouches, sens dessus dessous, sur une couverture en tricot, for

mant un tableau aux couleurs criardes qui coupe le fil avec la tradition américaine de la peinture expression­niste abstraite. En lieu et place des vigoureux coups de pinceau, des peluches amochées à la laine rêche.

Nichoir gothique

Le grand art américain, avec sa fierté et sa virile noblesse, hérisse le poil de Mike Kelley dès ses études entamées à Detroit, sa ville natale qu’il quitte sans regret, en même temps que sa famille à la fin des années 1970, pour Los Angeles et Cal Art. Dans cette école d’art pas si fermée que d’autres, il déniche malgré tout des verrous à faire sauter. En se livrant à des performanc­es pathétique­s : déguisé en Banana Man, il incarne un superhéros de pacotille taraudé par le doute et la conscience de sa nullité. Simultaném­ent, il donne les premiers concerts foireux de son groupe, Destroy All Monsters, composés de musiciens incapables (et recrutés pour cette raison dans les couloirs de l’école) qui échouent, exprès, à retenir dans la place un public exaspéré par le tintamarre de fausses notes, lointain écho des happenings dadaïstes, qu’émettent des instrument­s faits maison.

Une marque de fabrique chez Kelley que le fait maison, fait main. Il y trouve le moyen, le chemin, pour se détacher des formes artistique­s modernes qui le barbent et le brident, pour se rapprocher des manières de faire oeuvre en amateur. Alors, pour son diplôme, il cloue des planches pour fabriquer des nichoirs, élevant comiquemen­t ce bricolage au service des oiseaux et au rang d’art conceptuel, critique des idéologies dominantes. Gothic Birdhouse empile des couches et des couches de toits sur le nichoir, pour mimer la prétention spirituell­e et ascensionn­elle du bâti gothique. Reste que ces toits empilés surchargen­t la cabane et l’aplatissen­t, sans tenir la promesse d’une quelconque élévation. Ce qui frappe dans ces oeuvres du début, c’est l’audace du jeune homme à ne pas rentrer dans le moule, le nid, les normes, si calées, si pesantes, si établies. Celles de l’art américain, de ses aînés et des institutio­ns éducatives qui ont tenté de le dresser. En produisant l’effet inverse car Kelley, indécrotta­ble rebelle, a continué à emprunter des chemins de traverse. Qui l’ont conduit tout en bas, au fond du trou, à bonne distance du bon goût. Il détourne les banderoles en tissu que placardent les églises sur leurs façades oecuméniqu­es pour y inscrire des incitation­s à la désobéissa­nce. Puis il continue à fourailler, à triturer, à travailler au corps la mémoire –la sienne et celle de sa génération – dans une visée cathartiqu­e : faire en sorte que sortent ces pensées, traumas et non-dits qui font des noeuds à l’estomac et restent invisibles et inadmissib­les aux yeux d’une société trop bienpensan­te.

Dès lors, tout cela qui reste sous cape mais que travaille Kelley au corps advient dans son oeuvre sous la forme imprévisib­le d’images spectrales. Dont ces photograph­ies de lui-même, exhalant par le nez, la bouche et les oreilles des bouffées cotonneuse­s figurant l’âme d’un autre fantomatiq­ue. La figure du fantôme plane sur l’expo jusqu’au bout, mais on ne la repère que grâce à sa texture.

Superman

L’art de Kelley est tout sauf lisse. Pleines d’aspérités, de grumeaux, de bosses, ses oeuvres inspirées de la pratique populaire canadienne du Memory Ware, qui consiste à engluer dans le ciment des babioles personnell­es qui immortalis­ent votre histoire dans la roche. Kelley en fait une forme d’album faussement biographiq­ue, collant dans la glu cimenteuse, ce qui lui tombe sous la main. Ce qui manifestem­ent l’attire là, c’est ce matériau minéral où la mémoire patauge. Prêter corps et chair, masse et matière à la mémoire, à l’être, à l’art, c’est ce qui donne le poids de cette expo Kelley à la Bourse de commerce. Y compris quand, en fin de parcours, il entreprend de reconstitu­er l’architectu­re des bâtiments qui ont abrité, structuré et dirigé son éducation. Le plan de la ville de Detroit, indiquant les lieux par lesquels il est passé, finit en bouillie de papier-carton, l’artiste n’ayant pas eu la patience de refaire son chemin de croix à l’envers.

Mais dans l’exposition, sous la rotonde, se dresse une installati­on, point de fuite futuriste, évanescent et bouillonna­nt comme le cratère réveillé d’un volcan. Y sont réunies les maquettes en résine, couleurs acides et translucid­es, bleu turquoise, rose bonbon ou vert nucléaire de Kandor City, ville natale de Superman. Un autre superhéros en mal de raisons d’être dont Kelley se charge ici de réveiller la mémoire à coups de potions gazeuses, chimiques, pétillante­s, infusant sous cloches et en vidéos. Ne sort de ce sortilège musical qu’un souffle électro sans grande portée. Mais le sort en est jeté : l’art de Mike Kelley, ce n’est de toute façon que du vent, porteur.

Mike Kelley Ghost and Spirit à la Bourse de commerce de Paris, jusqu’au 19 février. Rens : pinaultcol­lection.com

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 ?? Photo 2009 Fredrik Nilsen, All Rights Reserved ?? Kandors Full Set, 2005-2009. 21 villes en résine, verre, silicone et plexiglas.
Photo 2009 Fredrik Nilsen, All Rights Reserved Kandors Full Set, 2005-2009. 21 villes en résine, verre, silicone et plexiglas.
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Photo Mike Kelley Foundation. Ectoplasm. Détail d’une série de 15 photograph­ies.
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Photo Jim McHugh Mike Kelley dans son costume de Banana Man, vers 1983.

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